Postérités post-révolutionnaires de Cujas : de quelles autorités Cujas est-il le nom ?

La Révolution française sonne-t-elle la fin de l’autorité que Cujas avait acquise sous l’Ancien Régime ? Assurément la réponse est non. Il n’est que d’ouvrir nombre d’ouvrages juridiques du xixe siècle pour en prendre la mesure. Et l’aura dont continue de bénéficier ce jurisconsulte de la Renaissance est telle qu’elle prend aussi place dans quelques lieux érigés en symboles par les régimes qui se succèdent alors : à Toulouse, face à la cour d’appel place du Salin, à Bordeaux ou Paris, au sein de l’université. Dans l’histoire de la pensée juridique, indissociable des études de droit, où il recouvre toutefois des réalités très différentes, le concept d’autorité est pluriel et, partant, l’objet de nombreux débats. Quant aux sources de légitimation de l’autorité elle-même, le fait pour un auteur d’être mobilisé au soutien d’un enseignement ou d’un argument, par ses contemporains et au-delà, n’est certainement pas la moindre des preuves, surtout quand cette autorité transcende les périodes de ruptures politiques et juridiques. Et sa présence dans l’espace public donne encore une autre dimension à cette autorité, qui se veut imposer, de manière plus large, à l’ensemble d’une société. Quelle est toutefois, ce faisant, l’épaisseur de l’autorité, ou des autorités encore accordée(s) au maître ? Quels sont ses (leurs) fondements ? La lecture des travaux spécialisés consacrés à Cujas en explicite quelque peu les raisons, qui mettent en avant, au début du xixe siècle, l’érudition du jurisconsulte, son talent éminent de romaniste. Irrémédiablement associé au droit romain dont il s’est, sa vie durant, évertué à élucider la lettre comme l’esprit, l’aura de Cujas décline pourtant tout au long du siècle. S’il a constitué pour l’« École historique » une ressource, un modèle, celui-ci n’est pas sans failles ; il se trouve surtout progressivement relégué à l’arrière-plan, dans le cadre d’une logique de patrimonialisation dont attestent différents supports de la doctrine.

I. Cujas, un modèle de jurisconsulte

Dans la première moitié du xixe siècle, le poids symbolique dévolu à Cujas se révèle dans les échanges savants qui illustrent le développement de l’« École historique » et des académies savantes, en particulier à Toulouse, où Osmin Bénech, fondateur de l’académie de législation de Toulouse, s’évertue à faire oublier « l’affaire de Toulouse ». Dans la seconde moitié du siècle, toutefois, le recul du droit romain entraîne la relégation des travaux sur Cujas dans un cadre plus resserré, et le poids du nationalisme se fait ressentir dans l’analyse du rôle joué par le maître contre le bartolisme, contribuant à mettre à l’honneur son travail au plan de l’humanisme juridique.

A. Le « prince des jurisconsultes », « l’immortel Cujas » remis à l’honneur par l’« École historique »

En France, Jacques Berriat-Saint-Prix (1769-1845), le premier, attire l’attention sur Cujas. Formé au droit sous l’Ancien Régime, nommé en 1805 à la chaire de procédure civile et de législation criminelle de l’école de droit de Grenoble nouvellement créée par Napoléon, il obtient en 1819 l’une des deux chaires de procédure civile à la faculté de droit de Paris qu’il occupe jusqu’à sa mort. Fort d’une culture qui verse dans l’encyclopédisme, il se nourrit des échanges savants noués dans les nombreuses académies auxquelles il contribue. C’est avec l’idée de la soumettre à l’académie des sciences de Grenoble qu’est composé l’essentiel de sa vie de Cujas, et ce cadre permet à l’auteur d’approfondir son premier travail puisque c’est après les lectures qu’il en a faites entre 1815 et 1818 que lui sont remis l’ancien travail de Bernardi sur Cujas ainsi que les plus récents travaux de Hugo sur ce dernier. Bénéficiant ainsi de ces échanges savants, son étude fait date : elle suscite le vif intérêt et même l’admiration du grand Savigny, « professeur de droit à l’université de Berlin, et conseiller intime à la Cour de cassation et de révision pour les provinces rhénanes ».

Dans le cadre de l’important renouvellement des savoirs juridiques qu’il est alors question d’opérer, la vie de l’illustre Cujas fait figure de symbole. La chose est apparente dans l’article que consacre à Cujas celui qui n’est alors qu’un jeune docteur, Louis Cabantous (1812-1872). Chez son illustre prédécesseur, Cabantous relève l’étude directe des sources, le recours aux auxiliaires que constituent la philologie et l’histoire, un esprit de libre examen reflétant le « besoin d’émanciper l’intelligence individuelle et de rétablir la personnalité humaine longtemps étouffée par une compressive unité ». Ambitieux programme, dans le cadre duquel la pensée de l’humaniste toutefois reste particulièrement utile tant que le droit romain apparaît encore comme un modèle pratique. La France en effet n’est pas l’Allemagne, où, comme l’écrit Savigny en 1839, le droit romain reste un droit usuel, et où il convient de « sauver la science contre les Codes ». Au mitan du siècle, c’est donc dans un cadre plus institutionnel, celui des universités, et dans la perspective de travaux dont l’historicisme s’affirme que la figure de Cujas continue d’être mise à l’honneur.

B. Osmin Bénech, l’académie de législation de Toulouse, « l’affaire de Toulouse »

Le 8 décembre 1850, en présence des principaux fonctionnaires de la ville et du département, des députations de la cour d’appel, du tribunal de première instance, des diverses académies et du corps universitaire tout entier, la ville de Toulouse inaugure la statue qu’elle érige à Cujas sur la place du Salin, face à la cour d’appel. De longue date accusée d’avoir préféré à Jacques Cujas le bartoliste Étienne Forcadel, et d’avoir ainsi refusé à l’un des siens une chaire universitaire qu’il méritait au premier chef, elle entend désormais laver son honneur.

Les travaux de l’académie de législation fondée à Toulouse en 1851, qui s’inscrivent dans le sillage de l’élan porté par l’« École historique », en donnent une éclatante illustration. Dédiée à l’étude des phénomènes juridiques, cette institution unique en son genre, fruit de l’émulation constante entretenue à Toulouse entre l’École et le Palais, veut promouvoir une science du droit ouverte, soutenue par le droit comparé et par l’histoire. L’un de ses fondateurs et principaux promoteurs, Raymond Osmin Bénech (1807-1855), professeur de droit romain à l’université de Toulouse depuis 1831, a l’idée de placer l’académie sous l’égide de Cujas, créant dès 1855 une célébration qui va longtemps en rythmer la vie annuelle, en présence de diverses personnalités politiques et militaires : la « fête de Cujas ».

Attestant la force du symbole que constitue Cujas pour les élites juridiques issues non seulement des milieux universitaires mais aussi du Palais, ainsi que du poids des académismes dans les travaux historiques qui lui sont consacrés, l’académie de législation de Toulouse s’efforce ainsi chaque année de pousser plus avant la connaissance de la vie et de l’œuvre de Cujas, dans le cadre de travaux et d’échanges nourris en interne comme alimentés par d’éminents correspondants. Ces travaux révèlent alors non seulement la force du provincialisme, mais aussi le fait que « l’affaire de Toulouse », qui a tant intrigué Berriat-Saint-Prix et Savigny, n’en finit pas.

Dans la seconde moitié du siècle, la querelle se fait moins vive. La montée en puissance des nationalismes jette sur tout ce qui semble relever de la romanité un voile sombre. Avec le droit romain, les romanistes suscitent bien moins d’entrain que ceux qui ont pu travailler à la mise à l’honneur des coutumes, tels Charles Du Moulin ou Bertrand d’Argentré. Dans une Troisième République qui prise les modèles de juristes engagés en faveur de causes sociales, l’image d’un Cujas penché sur ses livres et négligeant de s’intéresser aux guerres civiles, quand elle ne déçoit pas, ne suscite plus guère d’entrain.

C. Cujas et la défense d’une « école cujacienne » distinguant la France du bartolisme

L’arrière-plan nationaliste avec lequel Cujas est regardé à la fin du siècle se lit dans l’important article que livre, en 1883 — l’année même où il est reçu à la chaire d’histoire des législations comparées du Collège de France —, le Strasbourgeois Jacques Flach (1846-1919). Pointant du doigt une ancienne lettre adressée par Cujas à Joannes Alexander Brassicanus (professeur de droit canon à Vienne en 1573) et déjà remarquée au début du xixe siècle par Savigny, Flach veut en déduire le « véritable sentiment de Cujas sur les glossateurs et indirectement aussi sur les bartolistes ». Récusant toute pénétration en France du bartolisme (« L’influence de Bartole nous touche mais elle ne nous pénètre pas »), opposant radicalement le droit romain tel qu’envisagé par cette école à la manière dont celui-ci a été promu en France grâce à Cujas, Flach voit dans ce dernier l’un des précurseurs de l’étude historique du droit romain, dont il appelle de ses vœux en France un renouveau qui serait enfin capable de concurrencer celui qu’il sait à l’œuvre outre-Rhin. Ayant fait le choix de la France après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1871, et ne pardonnant pas à cette dernière cet arrachement forcé à sa patrie natale, Flach se montre profondément humilié par le retard pris, en France, par l’histoire du droit romain comme par l’histoire du droit national. Il illustre la manière dont la figure de Cujas est alors prise à partie dans l’écriture d’une histoire du droit « nationale », contribuant à orienter les recherches vers l’aspect qui permet de distinguer sa contribution à l’un des phénomènes qui reste jugé digne d’illustrer la grandeur de la France : l’humanisme.

D. Cujas et l’humanisme juridique

C’est à Pierre Mesnard qu’il appartient, en 1950, de préciser la place prise par Cujas dans l’humanisme juridique. L’article fait date — faisant son miel de l’ensemble des travaux conduits sur Cujas depuis le début du xixe siècle — avec l’ambition de préciser la place de ce dernier dans « la querelle de l’humanisme juridique ». Pour Mesnard, la chose ne fait guère de doute : s’il faut, relativement à Cujas, recourir au terme de « glossateur », c’est un glossateur « informé par l’esprit de la Renaissance » ; il y a là un glossateur qui parvient à définir et à employer avec une extrême perfection la méthode scientifique. Le résultat n’est pas mince : Mesnard y voit l’apparition de l’histoire du droit, « discipline nouvelle » qui se trouve ainsi « du premier coup portée à sa perfection logique ». Toutefois, malgré les essentiels mérites de Cujas, la mentalité novatrice par lui portée et mise en œuvre dans le cadre d’une collectio assidue de manuscrits, d’une emendatio intégrale, d’une interpretatio définitive, aboutissant à une resurrectio, la reconstitution historique du droit romain authentique, un point central n’est pas sans poser problème. Car le manque d’esprit de synthèse a empêché Cujas d’aboutir à une représentation plus méthodique et moins lacunaire du droit romain, ainsi qu’à une interprétation historique de son évolution. « Carence indiscutable dans son humanisme juridique, celle qui se produit toujours quand l’historien est plus attaché aux préliminaires de son œuvre qu’à sa conclusion normale, à l’exégèse grammaticale qu’à la philosophie de l’histoire ». La perfection de l’analyse et l’admirable découverte de l’interprétation en profondeur suffisent-elles à faire de Cujas le représentant le plus attitré de la méthode historique dans le champ des études historiques, le fondateur d’une école ? Le maître n’a pas compris l’urgence des situations politiques de son temps. La défaillance est morale, comme aussi technique. Et Mesnard de conclure : « Quoi qu’il ait pu en penser lui-même et quoi qu’aient pu en décider ses successeurs, le premier rang n’appartient pas, dans la matière, à celui qui se borne à l’histoire du droit ancien, mais au cerveau créateur qui, dans les moments de crise, sait inspirer et formuler le droit nouveau requis par son époque. »

II. Cujas, une référence de la culture juridique

De l’autorité de l’œuvre comme ressource intellectuelle, on passe à l’autorité du nom, où Cujas figure comme une référence patrimoniale diversement mobilisée au xixe siècle. Du marqueur des éditions de ses œuvres, qui se poursuivent au xixe siècle, on a pu déduire que ce siècle aurait encore été celui de l’autorité de Cujas ; ce qui ne serait plus le cas au xxe siècle, où la source se tarit (X. Prévost). Un lien doit certainement être fait avec l’évolution de la place du droit romain dans les facultés de droit, dont on sait le déclin progressif dans le curriculum des études. La remise d’un volume d’œuvres de Cujas par la faculté de droit de Paris lors du concours 1876 de troisième année de droit romain illustre ainsi son inscription dans la culture juridique, entendue en un sens patrimonial.

A. Usages « praticiens » de Cujas

307 occurrences de Cujas sont dénombrées dans le recueil Sirey pour la période 1791-1938 (Recueil général des lois et des arrêts, où seule une poignée de volumes manque sur Gallica). La présence des jurisconsultes de l’Ancien Régime dans les recueils Dalloz et Sirey, où ils côtoient les exégètes du Code civil, peut donner l’impression d’une neutralisation des changements majeurs introduits par les révolutions juridiques de la fin du xviiie siècle et la codification. La même tendance se retrouve d’ailleurs dans la mobilisation de ces auteurs dans le contentieux transitoire (les affaires commencées sous l’ancien droit) autant que pour celui relevant du droit nouveau. Ces évocations tous azimuts pourraient sans doute être renvoyées à une forme de conservatisme (politique, juridique, social) des avocats, mais elles participent surtout d’une accumulation démonstrative d’autorités et d’opinions afin de convaincre les juges — de fait, cette pratique se retrouve moins chez les arrêtistes, qui analysent la jurisprudence par la mobilisation de matériaux pertinents. Entre 1815 et 1830, Pierre-Nicolas Barenot relève une inflation sensible des citations d’auteurs et de textes d’Ancien Régime dans les conclusions, les réquisitoires, les moyens et les plaidoiries — même si l’on ne trouve par exemple aucune occurrence de Cujas dans les Réquisitoires, plaidoyers et discours de rentrée prononcés par M. Dupin, procureur à la Cour de cassation.

Faute d’un renouvellement immédiat de l’édition juridique après la Révolution, et plus généralement compte tenu des difficultés d’accès à la production des savoirs juridiques, les praticiens font avec ce qu’ils ont, permettant à des ouvrages anciens d’imposer leur autorité près d’un demi-siècle après les bouleversements juridiques de la Révolution. Puis, la tendance s’inverse au point que ces citations disparaissent dès avant la fin de la monarchie de Juillet ; à partir du milieu du xixe siècle, les auteurs de la Renaissance quittent le champ des usages praticiens et les citations ne semblent plus relever que d’une forme d’érudition. On en veut pour preuve l’étude des discours de rentrée des Chambres, dont le travail pionnier de Jean-Claude Farcy révèle que les thèmes des sujets historiques laissent de plus en plus la place aux sujets d’actualité, surtout quand l’auteur est un parquetier. La présence du nom de dans quelques audiences solennelles et discours de rentrée confirme toutefois l’intérêt de certains praticiens pour les travaux d’érudition locale, où la mobilisation de l’auteur s’inscrit dans une perspective culturelle et patrimoniale éloignée de toute visée juridique claire.

B. Évocations de Cujas dans les revues juridiques

Si les revues juridiques du premier xixe siècle sont d’abord des créations de praticiens, elles contribuent au développement de la pensée juridique. Sans revenir sur le fond de certaines études, quelle place y occupe Cujas ? Dans la Thémis ou Bibliothèque du jurisconsulte, les contributions de Berriat-Saint-Prix préludent la biographie intellectuelle de Du droit romain, suivi de l’Histoire de Cujas (1821). L’ouvrage reçoit les éloges de Savigny, qui se fend d’une lettre de soutien. On sait l’influence de l’« École historique » allemande sur la « petite secte » de la Thémis, accusée par Dupin aîné de promouvoir une vision allemande de l’enseignement du droit sous-tendue par une critique de la codification. Or, Savigny renvoie la supériorité de la science française du droit du xvie siècle à la liberté des enseignements et des professeurs, ce qui est une manière de critiquer le poids de l’État sur les facultés de droit contemporaines. Il appelle en outre à la réalisation d’une histoire des universités française et d’une histoire des jurisconsultes du xvie siècle, travail « qui serait accueilli avec enthousiasme, tant en Allemagne qu’en France, vos grands jurisconsultes ayant chez nous bien autant d’admirateurs que parmi vos compatriotes ». Si Berriat-Saint-Prix apprécie les encouragements, il ne satisfait toutefois pas au vœu du maître allemand dans ses autres contributions sur Cujas. L’autorité doctrinale de Cujas est encore célébrée dans les autres revues du premier xixe siècle (revues Foelix et Wolowski), même si le débat se cristallise donc surtout autour de la question de Toulouse. Dans ce qui pourrait ressembler, de la part de Bénech, à une opposition Paris – province, perce surtout une interprétation contemporaine de Cujas dont le sous-texte politique est assez transparent ; en écho au refus du maître de se mêler des questions politiques de son temps, Bénech note : « Les temps difficiles que nous venons de traverser et les graves conjonctures où nous sommes encore placés, impriment à son langage un intérêt tout particulier. » Mais si le refus du politique est un apport méthodologique, il a aussi « l’immense défaut de matérialiser le droit en procédant par voie d’autorité, en isolant les lois du mouvement politique et social ». L’évolution des mobilisations de Cujas, de la ressource juridique à la référence patrimoniale, s’observe aussi dans le Recueil de l’académie de législation de Toulouse : le nombre des occurrences se tarit entre 1851 et 1884, pour se resserrer sur la fête annuelle de Cujas à l’occasion de laquelle l’académie remet ses prix. Objet de fierté locale, l’autorité juridique de Cujas s’est muée en référence culturelle. En attestent les traces de sa présence dans la Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, où ne subsistent plus que des travaux d’érudition. Seuls les romanistes y développent finalement une analyse poussée de la pensée du maître, en soulignant le renouveau scientifique apporté par lui à la connaissance du droit romain.

C. Appréhensions pédagogiques de Cujas dans les manuels

Le manuel de Louis Marie de Cormenin est un texte fondateur du droit administratif. Évaluant son expansion à l’aune d’autres matières, l’auteur invoque, au bénéfice de ce qui n’est pas encore à proprement parler une discipline, une sorte de cycle d’évolution qui serait « de briller, de s’épuiser et de se rajeunir. Est-ce qu’une fois en dix années, quelque scoliaste tire Cujas de sa poussière ? Est-ce qu’on invoque encore, au barreau, le génie de Dumoulin ? » (Droit administratif, 5e éd., 1840). Signe de la désaffection des praticiens des années 1830-1850, formés aux codes dans des écoles de droit dont on sait la finalité professionnelle, Cujas n’est plus qu’une composante de ce fonds culturel d’auteurs anciens qui permettent de retracer la généalogie d’une règle ou d’un principe juridique. On ne trouve ainsi que quatre références à Cujas dans le traité d’Aubry et Rau (Cours de droit civil français : d’après la méthode de Zachariae, 4e éd., 1869). Il figure essentiellement dans les (brefs) passages que les auteurs de manuels consacrent aux sources du droit, pour son apport à la renaissance des études de droit romain (ex. : Ch. Eschbach, Introduction générale à l’étude du droit, 3e éd., 1855).

L’histoire du droit a peiné à se faire une place dans l’enseignement des écoles de droit ; à Paris, c’est d’abord au Collège de France qu’elle s’est développée dans les cours d’Eugène Lerminier et d’Édouard Laboulaye. Ces relais de la science juridique allemande ne négligent pas l’intérêt national de l’œuvre du maître, dans un intéressant chauvinisme des origines. Lerminier fait ainsi de Cujas « le véritable fondateur de l’étude historique du droit : c’est de lui que procède l’École historique allemande en ce qui touche le droit romain » (Introduction générale à l’histoire du droit, 2e éd., 1835, p. 47). Mais sur fond de tensions institutionnelles autour des méthodes de l’étude du droit, Lerminier critique aussi Cujas, en qui il voit « le modèle de l’exégèse » qui « manque de méthode et de critique rationnelle, et de cette force de réflexion qui coordonne et généralise les idées […] le grand Cujas, hors de l’exégèse et de l’interprétation des textes, n’avait plus qu’un esprit sans force et sans valeur ». Quand la discipline histoire du droit aura trouvé sa place dans l’enseignement des facultés de la Troisième République, c’est toujours à travers le prisme de la renaissance des études de droit romain et d’une école historique du droit française que l’œuvre de Cujas sera invoquée (ex. : A. Esmein, Cours élémentaire d’histoire du droit français. À l’usage des étudiants de première année, 1892 ; P. Viollet, Histoire du droit civil français, 2e éd., 1893 ; E. Glasson, Histoire du droit et des institutions de la France, t.8, 1903).

La manière dont ces premiers manuels soulignent la démarche érudite de Cujas peut être vue comme un aveu de sa faible utilité pratique. Ce qui expliquerait en définitive pourquoi c’est presque exclusivement chez les romanistes de la fin du xixe siècle que survivent les références scientifiques à son œuvre. On sait les critiques émises contre le poids du droit romain dans les études de droit (J.B. Bravard-Veyrières, De l’étude et de l’enseignement du droit romain et des résultats qu’on peut en attendre, 1837). Si la discipline se maintient dans le curriculum des enseignements des facultés, sa place se réduit fortement au tournant du siècle, à mesure que de nouvelles disciplines s’installent (É. Jobbé-Duval, L’Enseignement du droit romain, son utilité, son état actuel, 1904). Dans la traduction proposée par Jean-Baptiste Brissaud du Manuel des antiquités romaines. Histoire des sources du droit romain de Paul Krueger (1894), une petite vingtaine de références à Cujas vient étayer les analyses des œuvres des jurisconsultes romains. La même démarche pédagogique et scientifique mobilise Paul Frédéric Girard, pour qui le nombre des références aux interprétations juridiques de Cujas sur les sources du droit romain reste toutefois faible dans les Textes de droit romains publiés et annotés (3e éd., 1903) et le Manuel élémentaire de droit romain (4e éd., 1906).

La présence de Cujas dans les manuels d’une discipline en déclin symbolise ce xixe siècle où son autorité n’aura cessé de pâlir. Elle a toutefois connu un renouveau intéressant quand, à l’extrême fin du xxe siècle, les programmes du premier cycle des études de droit ont intégré des cours d’introduction historique au(x sources du) droit et, plus marginalement, d’histoire de la pensée juridique. À l’heure des célébrations du 500e anniversaire de sa naissance, la figure de Cujas se maintient dans les études du droit et la culture juridique contemporaines.

Géraldine Cazals, professeure d’histoire du droit, université de Bordeaux.

Anne-Sophie Chambost, professeure d’histoire du droit, Sciences Po Lyon.

~ Cet article se complète d’une communication au Collège de France à découvrir en vidéo ici ~


Indications bibliographiques

Arabeyre Patrick, Halpérin Jean-Louis, Krynen Jacques, Dictionnaire historique des juristes français: XIIe‑XXe siècle. Paris : Presses universitaires de France, 2015.

Barenot Pierre-Nicolas, Entre théorie et pratique: les recueils de jurisprudence, miroirs de la pensée juridique française (1789‑1914). Thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Bordeaux, 2014.

—, « La place des auteurs de la Renaissance dans les recueils d’arrêts du XIXe siècle », dans Géraldine Cazals, Nader Hakim (dir.), La Renaissance dans la pensée juridique.(à paraître).

Benech Raymond-Osmin, Cujas et Toulouse: ou Documents nouveaux constatant que Cujas n’a jamais échoué dans la dispute d’une régence de droit civil à l’Université de Toulouse ; accompagnés d’aperçus historiques sur cette université.. Toulouse : Impr. de A. Dieulafoy, 1842.

Berriat-Saint-Prix Jacques, Histoire du droit romain: suivie de l’histoire de Cujas. Paris : Nêve, 1821.

Cabantous Louis, « Etudes sur les jurisconsultes anciens et modernes. V. Cujas », dans Revue historique de droit français et étranger, vol. 10, 1839, p. 5‑60.

Farcy Jean-Claude, Magistrats en majesté: les discours de rentrée aux audiences solennelles des Cours d’appel, xixexxe siècles. Paris : CNRS éd., 1998.

Flach Jacques, « Cujas les glossateurs et les bartolistes », dans Nouvelle revue historique de droit français et étranger, vol. 7, 1883, p. 205‑227.

Mesnard Pierre, « La place de Cujas dans la querelle de l’humanisme juridique », dans Revue historique de droit français et étranger, vol. 27, 1950, p. 521‑537.

Prevost Xavier, Jacques Cujas (1522‑1590). Jurisconsulte humaniste. Droz : Genève, 2015.