Jacques Cujas dans les fonds d’archives publiques en France. Guide pour une recherche entre histoire et mémoire (XVIe-XXe siècle)

« Enfin, si nous abordons l’histoire des sciences et des arts, de l’agriculture, du commerce, de l’industrie, de toutes les branches, en un mot, des connaissances humaines ou de l’administration, l’étude particulière des documents que recèlent nos provinces ne sera pas moins féconde. N’est‑ce pas dans les archives de leur patrie ou des villes qu’ils ont habitées que l’on rencontre, sur nos grands hommes, le plus de renseignements ? Peut‑on faire l’histoire du droit, de la médecine, de la littérature, de la sculpture, de la peinture, etc., sans consulter les titres que nous ont conservés Valence et Toulouse sur Cujas, Montpellier sur Rabelais, Rouen sur Corneille, Marseille sur Pujet, Nancy sur Callol, etc. ? » Souvent cité, le premier rapport remis en août 1862 à l’empereur Napoléon III sur l’avancement du traitement des archives publiques souligne l’importance accordée par la recherche savante du xixe siècle à l’étude des « grands hommes ». Elle indique aussi dans quel esprit le ministre Persigny a engagé, à partir de 1853, la production d’inventaires par les archivistes territoriaux.

La biographie de Cujas, progressivement acquise au cours du xixe siècle, est largement tributaire de cette politique éditoriale et des opérations de traitement dont elle constitue l’aboutissement scientifique. Un retour aux « sources » documentant le parcours personnel et institutionnel du juriste toulousain passe par le réseau des Archives de France : Archives nationales (AN), départementales (AD) et communales (AC). De plus, depuis la publication des inventaires dictée par Persigny, le travail de classement et d’indexation a produit de nouvelles données. Enfin, devenu un objet d’étude et souvent de commémoration protéiforme, Cujas se trouve présent à d’autres titres dans les fonds des archives publiques.

Si plusieurs d’entre eux sont bien connus et identifiés, un panorama permettra d’apprécier la variété des sources exploitables dans le cadre du 500e anniversaire de la naissance du jurisconsulte. En comprenant les logiques de classement et en sachant s’orienter dans la production documentaire, le lecteur dégagera un « aide‑mémoire » scientifique, mettant en valeur les séries récurrentes, les « trésors » détenus ici ou là comme les particularités de certains fonds. Fruit d’un travail de compilation et d’exploration, il ne saurait prétendre à une quelconque exhaustivité, visant avant tout, en écho à l’invite de Persigny, à mettre en valeur les archives des villes qui revendiquent Cujas au fil de leur histoire.

Du général vers le particulier, cette approche impose d’abord un examen des archives institutionnelles : Cujas est un universitaire et un homme public exerçant des charges diverses. Sa vie personnelle semble moins bien établie mais des archives à caractère biographique n’en demeurent pas moins disponibles. Enfin, au‑delà de la biographie, c’est encore la « mémoire » de Cujas que les archives peuvent documenter.

Itinéraire géographique, parcours universitaire, honneurs et services des puissants : l’apport des archives institutionnelles

Au xvie siècle, la vie d’un universitaire est marquée par l’itinérance : la recherche des honneurs et le désir d’accroissement de la fortune impliquent l’acceptation de mobilités. Celles‑ci reflètent le niveau de reconnaissance académique et social dont jouit l’individu. Le contexte des guerres civiles en accentue encore les effets ; la « mutation » peut traduire la recherche de sécurité, sur le plan religieux comme intellectuel.

Toutes les villes universitaires dans lesquelles Cujas a exercé des fonctions d’enseignement préservent des fonds susceptibles d’alimenter la documentation biographique. Les propriétés et mobiliers des vingt‑deux universités d’Ancien Régime ayant été nationalisés, leurs archives sont saisies comme biens nationaux et rejoignent les « dépôts » d’archives départementaux, en série D (Instruction publique, sciences et arts). Recrutement d’enseignants, inscription d’étudiants, délibérations des professeurs, création de cours, collation de grades y sont documentés. Dans de nombreuses villes, ces séries D devraient dès lors apporter des sources précieuses. Cependant, les archives anciennes des universités ont connu des fortunes diverses, liées à la longue période d’incertitude sur le devenir de ces institutions (1789‑1806) : conservation par leurs derniers administrateurs d’Ancien Régime, permettant parfois le maintien « sur place » des actifs mais le plus souvent des soustractions (les pièces se retrouvant ultérieurement dans des fonds et collections privées), réunion temporaire aux fonds de la commune, séquestre tardif ou incomplet, déménagements multiples. Pour les villes où Cujas a vécu et enseigné, la série D des AD présente ainsi un intérêt pour les universités de taille intermédiaire ou dissoutes, comme Bourges et Valence. Quoique souvent modestes en métrage (le fonds de l’université de Bourges aux AD du Cher comprend trente‑cinq articles, dont six pour la période d’activité de Cujas), ces fonds ont offert des informations essentielles aux biographes : à partir des registres de collation de grades et d’attribution de doctorat du fonds de l’université de Valence conservés aux AD de la Drôme, l’abbé Cyprien Nadal (1861) a établi la liste des élèves de Cujas dans cette ville et mesuré leur influence ultérieure.

Des universités plus prestigieuses ont sauvegardé leurs fonds anciens, le plus souvent placés dans la bibliothèque universitaire ou de département (Bibliothèque de l’Arsenal, dans le cas toulousain). Pour les institutions référencées, il faut recourir aux catalogues descriptifs des collections patrimoniales et des manuscrits des bibliothèques pour les identifier.

L’étude des fonds anciens des départements a été favorisée par la multiplication des travaux de classement et de description établis à partir du milieu du xixe siècle. Les inventaires‑sommaires publiés par la plupart des services attestent la présence de Cujas. Toutefois, ceux des différentes séries D des départements présentent, dans la plupart des cas, une faible occurrence de l’entrée d’index « Cujas », comparativement à ceux produits pour le fonds ancien de plusieurs archives communales où a vécu le jurisconsulte.

Les fonds des universités sont en effet étroitement liés — quelquefois entremêlés — à ceux des corps de ville. Avant 1790, les universités entretiennent toutes des relations avec les consulats urbains, dont le financement est tributaire. Les démarches pour le recrutement des enseignants (pourparlers puis « conduites ») et le financement de leurs gages (objet de continuelles négociations liées à un marché hautement concurrentiel entre villes) s’observent dans les registres des délibérations des corps consulaires, leurs cahiers de comptes et autres pièces justificatives de dépenses, mais aussi dans les dossiers de contentieux qu’elles ont pu conduire. Dans les AC, les séries BB (délibérations), CC (comptes) et FF (justice, police) ont ainsi été les premiers horizons documentaires des biographes de Cujas, avec les liasses et registres de la série GG (Cultes, Instruction, Assistance publique avant 1790) qui comportent, outre les registres paroissiaux, les documents relatifs à l’enseignement. Là encore, conduites et quittances de paiement dominent mais peuvent voisiner avec des informations sur la création de cours ou l’encadrement des étudiants. Sept articles de la série GG des AC de Bourges et neuf de celle des AC de Valence traitent des universités locales et documentent l’activité de Cujas.

Dans certains cas, les fonds communaux compensent même ceux du département. À Besançon, le fonds de l’université locale (2 D 1‑13 aux AD du Doubs) n’offre aucun document antérieur au xviie siècle, alors que les AC renferment un registre (GG 414) couvrant la période 1450‑1667. Il apporte à l’histoire de Cujas une intéressante correspondance de ce dernier sur l’enseignement du droit dans la future université de Besançon (10 août 1580), explicitant sa vision académique comme ses motivations scientifiques et pécuniaires.

Désireuses d’accroître le prestige et la reconnaissance de leurs universités par le recrutement des personnalités les plus reconnues, la plupart des villes se livrent à une surenchère financière auprès des enseignants. Aussi le rayonnement intellectuel de Cujas peut‑il se mesurer également dans les archives de villes qui, telle Besançon, ont cherché à s’attacher ses compétences, sans toujours y parvenir. Ces tractations livrent des informations sur les conditions de vie et de recrutement du savant, sur les critères de ses prises de décisions (le facteur financier n’étant pas le seul en cause, bien que souvent déterminant) comme sur les autorités ayant influé dans ces pourparlers. Plusieurs villes universitaires conservent des documents à ce sujet : AC de Caen (démarche des consuls en direction de Cujas à l’occasion de son passage au parlement de Paris, engagée sous l’aiguillon du gouverneur de Normandie, François d’O, série BB, année 1582) ou d’Angers (offres de conduites et correspondance échangée avec Cujas, BB 30 et BB 34). Les conditions obtenues par Cujas dans ses postes successifs sont à rapporter à la taille des villes concernées et aux conditions générales du « marché ».

L’enregistrement des lettres et actes des souverains et seigneurs, laïcs ou religieux, protecteurs de Cujas permet également de mesurer les appuis dont il bénéficie : correspondance de la duchesse de Berry avec les consuls berruyers (série AA des AC de Bourges), recommandations et correspondance de l’évêque de Valence, Jean de Monluc, avec les consuls, concernant entre autres la réunion de l’université de Grenoble à celle de Valence pour financer les gages du prestigieux professeur en 1567 (série BB des AC de Valence).

Les différents pouvoirs couvrent Cujas d’honneurs et de gratifications afin de s’attacher ses services. Offices et prérogatives de Cujas au sein des institutions judiciaires (conseiller au parlement de Grenoble, conseiller au présidial de Bourges) sont plus (AD de l’Isère) ou moins (AD du Cher) bien documentées dans la série B des départements. À partir d’un registre de transcription des édits et offices du parlement de Grenoble (B 2338 AD de l’Isère), Martial Mathieu a étudié les conditions de réception de l’universitaire dans cette compagnie, constaté, par le biais des témoignages de « bonne vie et mœurs », l’influence provinciale du jurisconsulte, ses relations personnelles, et apporté des indications sur la « religion » de Cujas.

Conseiller honoraire ou ordinaire de certaines juridictions, Cujas est parfois appelé à concourir ponctuellement aux activités d’autres administrations, en raison de ses titres et de son rayonnement. Les inventaires‑sommaires des AD signalent sa présence, comme ces lettres du roi Henri III à la Chambre des comptes du Dauphiné, qui lui enjoignent de reprendre et continuer les recherches menées précédemment par l’évêque de Valence et Jacques Cujas « contre tous comptables ayant eu le maniement des vivres, munitions, magasins et étapes des camps, des armées, des villes et autres lieux » (AD Isère, B 3196).

Cujas participe à la vie civique des villes où il s’installe et, aux registres d’administration consulaire déjà cités, s’ajoutent des rôles de contributions et autres cadastres (série CC des AC) comportant des indications sur son niveau de fortune. Enfin, dans cette période troublée des guerres civiles, il ne faut pas négliger, dans la série EE (affaires militaires) des AC, certains rôles militaires (obligations nominatives) ou de contributions exceptionnelles pour faits de guerre. À Valence (cote EE 5 des AC), un rôle de contribution extraordinaire pour l’entretien des pauvres, décidée après 1568, mentionne le docteur‑régent de l’université parmi les contributeurs.

Il ne faudrait pas conclure à la « froideur » de ces archives institutionnelles, utiles pour documenter les étapes d’une carrière, préciser les conditions d’exercice de l’enseignant et apprécier le positionnement social de l’homme public. Certaines de ces procédures contiennent des appréciations plus « subjectives » sur la vie personnelle ou le contenu de l’enseignement de Cujas. Mais les lettres échangées avec les pouvoirs de toutes natures n’offrent qu’un biais et les biographes ont recherché des sources complémentaires. La plupart des lettres personnelles, échangées avec amis ou élèves, ont rejoint des collections de manuscrits et pris place dans des bibliothèques. Toutefois, quelques fonds d’origine privée, conservés par des services d’archives, viennent donner plus de chair à la réalité vécue. À titre d’exemple, le chartrier du Gua, conservé aux AD de l’Isère, renferme, cotées 32 J 1, les lettres écrites par Philibert Régis, escholier, à l’un de ses oncles, chanoine de la cathédrale Saint‑Maurice de Vienne. Poursuivant sa formation au collège de Tournon (Ardèche) puis à l’université de Bourges, Régis évoque notamment les cours de Cujas qu’il entend dans cette dernière ville (8 octobre 1580).

Des informations biographiques limitées ?

Dès que le chercheur tente de s’éloigner de l’universitaire et de l’homme public pour rechercher l’homme privé, les difficultés archivistiques semblent plus nombreuses. Fût‑il intéressé par un homme du xvie siècle très « mobile », les sources privilégiées du généalogiste s’avèrent lacunaires : registres paroissiaux défaillants quant à la date de naissance de l’individu, actes épars relatifs aux ascendants de Cujas… Les rares titres et actes personnels sont en outre devenus des objets de collection pour des érudits et juristes ultérieurs (c’est le cas de nombreux documents réunis dans les « grandes » collections de manuscrits des bibliothèques publiques), quand ils ne sont pas devenus des sujets d’études par eux‑mêmes, comme le testament de 1590, transcrit et conservé en de multiples copies.

Les séries classiquement convoquées par le généalogiste offrent toutefois quelques références pour l’histoire familiale du juriste. Dans les archives départementales, il faut signaler la série E (dossiers concernant les familles, archives saisies à la Révolution ou réunion de documents opérés par les archivistes : trois cotes sur la famille Cujas aux AD de Haute‑Garonne) ou les séries G et H (archives de communautés religieuses dont réception de membres de la famille, registres de reconnaissance seigneuriales, baux de location, etc.). Les registres de l’Ordre de Malte conservés aux AD de la Haute‑Garonne (série H) intéressent les métairies du père de Cujas à Fonsorbes et renseignent sur l’environnement familial. Quant à la série CC (cadastres, rôles de contributions) des archives communales, elle peut être convoquée à nouveau pour approcher la fortune ou la propriété : la maison Cujas à Toulouse ; l’hôtel Cujas à Bourges ; la maison louée par la ville de Valence pour Cujas et ses pensionnaires.

Au‑delà des dossiers de contentieux dans lesquels les membres de la famille sont impliqués (Cujas lui‑même, ses parents ou enfants), les minutiers de notaires n’ont pas manqué d’attirer précocement l’attention des biographes. En ce domaine, archivistes, universitaires comme membres des sociétés savantes départementales ont uni leurs efforts dans l’établissement progressif d’un corpus. La plupart des archivistes départementaux, comme leurs confrères du Minutier central des notaires parisiens aux Archives nationales, ont ainsi établi des fichiers de dépouillement analytiques des principaux registres placés sous leur garde. Ces outils de travail, restés manuscrits pour la plupart, ont fait l’objet d’une rétro‑saisie et figurent désormais dans les bases de données de recherche en ligne. À titre d’exemple, celle des AD du Cher propose dix‑huit fiches descriptives de la série E (notaires) intéressant la famille de Cujas à Bourges et alentour. Elle apporte des indications de nature matrimoniale (les alliances successives de la fille de Cujas) ou foncière (les revenus et propriétés locales de la famille). Le jurisconsulte lui‑même apparaît dans telle ou telle minute, témoin du mariage de Louis Roussard, docteur‑régent de l’université de Bourges, en 1562 (E 1150). Au‑delà de la sociabilité, les minutes de notaires complètent les informations institutionnelles : le notaire Pierre Courtois, de Bourges, reçoit le règlement des heures des cours des professeurs de l’université fixé par le corps de ville (E 1920, année 1561). Au Minutier central parisien, les archivistes ont ajouté au fichier de dépouillement général des fichiers affinés par thématiques de recherche : celui consacré à L’histoire littéraire, xvie siècle, établi par Catherine Grodecki (et alii) à partir de 1972, livre des entrées précieuses pour l’étude des deux professorats valentinois de Cujas. Une minute reçue par Thomas Périer (MC/ET/XI/37, 1557), tout en confirmant dans le recrutement le rôle crucial joué par Jean de Monluc, évêque de Valence, donne des indications complémentaires sur les intermédiaires et les conditions financières progressivement négociées. Se découvre ainsi Félix Mayaud, bailli épiscopal et membre d’une lignée incontournable de l’économie rhodanienne (jadis étudiée par Jacques Rossiaud). Telle autre minute, reçue par Nicolas Fardeau réglant une dette importante contractée par Antoine de Dorne auprès de Cujas (MC/ET/XXXIII/216, 1582) témoigne du niveau de fortune des deux universitaires comme de leur amitié sincère.

Plus modeste mais indispensable à l’avancée progressive de la connaissance du savant, il convient de relever le rôle d’érudits ayant compulsé méthodiquement les registres locaux en quête de sources nouvelles. Sans viser à l’exhaustivité, il est possible de mentionner, à Toulouse, le cas de l’abbé Raymond Corrazé, auteur d’une étude des archives notariales locales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (titres relatifs au père de Cujas, à ses propriétés et à ses activités ; menus actes à caractère juridique concernant le jurisconsulte lui‑même — procuration dans un procès contre un autre universitaire toulousain, 24 novembre 1553) ou, à Valence, celui de Louis Lamache, qui emploie sa retraite de cadre de la SNCF à dépouiller les registres notariés valentinois en quête de données biographiques sur les personnalités locales, leurs demeures et leurs activités. Cependant, la collecte des fonds privés de ces différents érudits a été aléatoire, au gré des relations personnelles de confiance nouées avec les responsables des institutions publiques. Les archives départementales ou communales ont pu ainsi recevoir ces utiles collections, concurremment avec les bibliothèques publiques et des institutions de droit privé (archives diocésaines — cas d’abbés érudits —, bibliothèques et archives de sociétés savantes). Dans le cas de Lamache, ses notes de recherches (v. 1940-v. 1969) ont été confiées aux AD de la Drôme. Les principales cotes utiles sont les suivantes : 11 J 33, fichier‑répertoire de dépouillement des notaires valentinois ; 11 J 18, notes de recherches sur Jacques Cujas ; 11 J 20, fichiers de recherches sur les professeurs, agrégés, élèves et employés de l’université de Valence sous l’Ancien Régime.

Cujas, objet de recherches et de commémorations

Le travail de ces érudits s’inscrit fréquemment dans une démarche de valorisation du patrimoine local ou de commémoration. Comme tout personnage historique, Cujas a engendré la production d’une « mémoire ». Objet de recherches, alimentant des controverses de doctrine ou d’interprétation, son image a également été revendiquée par des groupes ou des collectivités variés. Son souvenir a trouvé à s’exprimer de manières diverses, formant un matériau archivistique conservé dans différentes séries et par différentes institutions.

Les premiers acteurs de la mémoire de Cujas sont les juristes eux‑mêmes. « L’affaire Cujas » (comment expliquer — et le plus souvent justifier ! — que l’université de Toulouse n’a pas donné une chaire à son plus prometteur étudiant ?) et la volonté de dépasser la première biographie, contestée, de Papire Masson, publiée peu de temps après la mort de Cujas, ont nourri une abondante recherche d’archives au xixe siècle. Les documents originaux réunis par ces chercheurs (songeons à ceux confiés par Berriat‑Saint‑Prix à la bibliothèque de Bourges, Ms 417) connaissent là encore le sort de tout fonds d’origine privée et peuvent être collectés par des institutions publiques ou privées. Cet engouement traduit de nouveaux développements de la science historique française (dont celle de l’histoire du droit), auxquels vient répondre la grande campagne de publication d’inventaires‑sommaires des services d’archives.

La figure de Cujas s’impose pour symboliser la science juridique française, de sorte que sa mémoire se dissémine autant dans les facultés que dans les institutions judiciaires proprement dites. Tableaux, statues, médailles commémoratives se multiplient et les fonds d’archives de l’intendance de la liste civile (acquisition des musées royaux et dépôts d’œuvres dans les résidences princières, série O des AN), ministères de la Justice ou de l’Instruction publique et des beaux‑arts (série BB et F21 des AN), des juridictions locales, des services départementaux des bâtiments ou du patrimoine (séries U, N et T des AD) en portent le témoignage. Dans les villes, l’examen des délibérations des conseils et commissions municipales (série D des AC), des registres et dossiers de voirie (série O), des fêtes et cérémonies protocolaires (série D, I ou K) et ceux relatifs aux édifices communaux (série M) enrichissent cette documentation. Bourges installe son musée dans l’hôtel Cujas et en fait un outil d’étude et de mise en valeur de l’humanisme local, commande un portrait du jurisconsulte pour la salle du Conseil général, poursuit des projets de statue et autres monuments commémoratifs, etc.

Dresser un florilège de ces actes commémoratifs paraît impossible, la diffusion de la figure de Cujas se faisant à l’échelle nationale. Des bases de données comme « Arcade » indexant les dossiers provenant de la série F21 des AN, relatifs aux « œuvres d’art acquises, commandées ou gérées par l’État et les collectivités territoriales, de 1800 à 1969 », en donnent pour partie la mesure.

Pour les villes liées à la biographie de Cujas, le croisement de l’ensemble de ces sources permet d’embrasser la motivation des différents acteurs et d’apprécier le discours « mémoriel » produit sur le personnage. Désireuse de laver son honneur atteint par les polémiques nées de « l’affaire Cujas », Toulouse a multiplié les actes mémoriels et revendiqué Cujas comme l’un de ses illustres enfants. S’agissant de sa statue locale, son étude peut débuter avec le dossier coté 3 D 116 des AC (1835‑1875), se poursuivre avec le dossier 1 U 9 et les collections iconographiques des AD (1874‑1891 et xixe –xxe s.) et se terminer, lorsqu’ils seront versés (série W, archives contemporaines des AC), par les dossiers relatifs à la réinstallation de cette statue, en 2019, place du Salin (en face du palais de justice). À chaque fois, les autorités municipales voisinent avec le corps judiciaire pour honorer la mémoire du grand humaniste local.

Ce discours sur Cujas se retrouve encore au sein des facultés de droit ou dans les conférences de rentrée des différents barreaux, particulièrement sous la Troisième République où se confrontent les représentations d’un Cujas « grand savant », « homme de progrès », symbole de tolérance au cœur d’une période de conflits religieux. Les registres de comptes rendus de ces séances (tous n’ayant pas forcément été imprimés) se retrouvent dans le fonds des facultés de droit (conservés dans les bibliothèques ou archives de ces universités ou versés, selon les cas, aux AN — cas de Paris — ou dans les AD de leur ressort géographique — AD de l’Isère pour Grenoble, par exemple). Avocats, magistrats ou professeurs ont également pu faire don de leurs « papiers », de nature privée, à un service d’archives publiques. Les AD de l’Isère détiennent, en sous‑série 216 J, ceux d’Adolphe Masimbert pour la période 1885‑1938. À la fois avocat au barreau de Grenoble et érudit, membre de plusieurs sociétés savantes dauphinoises, il prononce un discours consacré à Cujas lors de la séance de rentrée de la conférence des avocats stagiaires de Grenoble, en 1881. La consultation de ses manuscrits personnels, de ses notes de recherches et de dépouillements et de son volumineux fichier de « biographie dauphinoise » s’impose (parmi de nombreux autres !) comme référence sur ce point.

La commémoration favorise le renouvellement des recherches. À Toulouse (AC, sous‑série 40 Z), le fond de l’érudit Jules‑Henri Chalande (1854‑1930), auteur de nombreuses publications consacrées à l’histoire des rues de la ville, comprend, au‑delà des notes de recherches sur les monuments commémoratifs locaux, la rue ou la maison familiales de Cujas, des textes et notes, publiés ou non, dont ceux produits dans le cadre du quatrième centenaire de la naissance du juriste (1922). À Valence, l’exposition commémorative de l’université, organisée par le musée, la bibliothèque et les AC en 1939, est l’occasion pour Maurice Caillet, leur conservateur, de recenser objets, documents et ouvrages demeurés en main privée au niveau local. Seuls ceux effectivement prêtés figurent au catalogue imprimé et les notes et correspondance laissées par Maurice Caillet (série 2 R des AC) offrent des pistes de recherches complémentaires pour les historiens ultérieurs.

Cette exposition de 1939 voit Valence clamer ses regrets d’avoir été frustrée, après 1806, de « son » université au profit de la capitale dauphinoise. Le souvenir et la revendication locale de Cujas, ce « maître généreux en toutes disciplines », trouve alors à s’exprimer à nouveau. Lorsque les milieux juridiques et économiques valentinois, soutenus par la seule municipalité, établirent (ou rétablirent) en 1971 une faculté libre de droit et de sciences économiques en réaction contre l’université « grenobloise », ils ne manquèrent pas de revendiquer haut et fort la tradition d’excellence incarnée par Cujas, Pacius, Hotman et quelques autres professeurs du xvie siècle. Le fonds de cette faculté libre et celle de son dernier doyen, avant le rattachement à l’université des sciences sociales de Grenoble en 1996 (respectivement sous‑séries 30 S et 16 S des AC de Valence), présentent moult documents à ce sujet : procès‑verbaux de réunions du conseil de faculté, du comité de direction et du conseil d’administration, discours de rentrée. Le livret de l’étudiant, publié annuellement de 1973 à 1996, comprend toujours la reproduction d’un médaillon de Cujas dans ses pages intérieures, un portrait du grand homme venant également en couverture pour les années universitaires 1982‑1983 à 1984‑1985.

Conclusion

Pour Pierre Mesnard, « la gloire de Cujas s’attache surtout à deux villes, Toulouse et Bourges », à la fois limites de son existence terrestre et source de sa « meilleure doctrine » pour la première, « tribune à la hauteur de sa science » pour la seconde. La surface que ces deux villes occupent dans la biographie comme dans la mémoire de Cujas se confirme par l’ampleur et la variété des archives conservées par leurs institutions publiques. Au‑delà, de Cahors à Besançon, de Paris à Grenoble, les sources relatives à Cujas sont souvent celles des monographies des universités (y compris celles dont il n’a pas accepté les offres) et des compagnies dans lesquelles de puissants protecteurs l’ont comblé de charges et d’honneurs. Cet ensemble est pour l’essentiel circonscrit depuis le xixe siècle.

À côté de ce premier et incontournable « gisement » documentaire, des fonds restent encore largement à explorer. Pour d’autres, ils nécessiteraient un examen renouvelé au regard des problématiques actuelles de la recherche. L’effort collaboratif (en ligne ou dans le cadre d’ateliers de médiation) encouragé par de nombreux services d’archives auprès de leurs lecteurs, permet d’envisager de prolonger les travaux d’indexation d’intérêt biographique antérieurs. Tout travail de « mémoire » (terme désormais préféré à celui de « commémoration » et plus encore de « célébration ») incline en tout cas à revenir sur le corpus documentaire disponible. Celui détenu par les services d’archives publiques prend place dans un ensemble plus vaste, auprès des fonds et collections d’autres institutions de conservation patrimoniale (bibliothèques d’études, musées), tant publiques que privées. Sans aucun doute, prétendre en recenser l’intégralité relève‑t‑il de la gageure ! « Dans les archives de leur patrie ou des villes qu’ils ont habitées », la production de Guides des sources « sur nos grands hommes » est un exercice régulier. Il faut souhaiter que le 500e anniversaire de sa naissance favorise l’édition de tels outils pour l’étude de Cujas.

Julien Mathieu, attaché de conservation du patrimoine, responsable des archives communales et communautaires de Valence Romans Agglo.


Indications bibliographiques

Corrazé Raymond (abbé), « La famille de Cujas », dans L’Auta […] organe de la société les Toulousains de Toulouse et amis du vieux Toulouse, vol. 63, 1945, p. 98‑104.

Gadave René, Les documents sur l’histoire de l’Université de Toulouse et spécialement de sa Faculté de droit civil et canonique : 1229‑1789. Toulouse : Privat, 1910.

Girard Paul Frédéric, « La  jeunesse de Cujas : Notes sur sa famille, ses études et son premier enseignement (Toulouse, 1522‑1554) », dans Nouvelle revue historique de droit français et étranger, vol. 39/40, 1916, p. 429‑504.

Mathieu Martial, « Le professeur et les magistrats : la réception de Cujas au parlement de Dauphiné », dans Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, du monde des juristes et du livre juridique, no 22, 2002, p. 7‑32.

Mesnard Pierre, « La place de Cujas dans la querelle de l’humanisme juridique », dans Revue historique de droit français et étranger, vol. 27, 1950, p. 521‑537.

Nadal Joseph‑Cyprien, Histoire de l’Université de Valence et des autres établissements d’instruction de cette ville depuis leur fondation jusqu’à nos jours: suivie de nombreuses pièces justificatives. Valence : E. Marc Aurel, 1861.

Prévost Xavier, Jacques Cujas (1522‑1590). Jurisconsulte humaniste. Droz : Genève, 2015.