« Ce grand jurisconsulte ». Sur l’autorité de Jacques Cujas au sein de la doctrine française d’Ancien Régime

Il n’est pas excessif d’affirmer que Jacques Cujas (1522-1590) a joui durant sa vie d’une forte notoriété. Son enseignement du droit romain dans les universités de Cahors, Bourges ou Valence, ses nombreux écrits sur le Digeste, le Code et les Institutes ou encore les Libri feudorum, sa contribution décisive au mos gallicus, à l’humanisme juridique, fondée sur l’histoire, la philologie et la littérature antique, lui ont valu la reconnaissance de nombre de ses contemporains. « Personnage de grande et singulière doctrine » selon le procureur général du parlement de Paris, il lui a été permis en 1576 de tenir « lecture publique de droit civil » à Paris par dérogation à l’interdiction pluriséculaire d’enseigner le droit romain dans la capitale. Si des controverses l’ont opposé à Jean Bodin, François Le Douaren ou Hugues Doneau, la grandeur de sa doctrine n’en a pas moins été louée par d’autres juristes de son temps, français comme étrangers, André Tiraqueau († 1558) et Mathieu Wesenbeck († 1586) lui attribuant le titre de « coryphée des jurisconsultes » que le jurisconsulte romain Modestin avait donné à ses prédécesseurs Scaevola, Paul et Ulpien. La notoriété de Cujas a gagné de son vivant d’autres sphères que celle du droit. Ainsi, en 1584, La Croix du Maine lui a-t-il consacré une notice dans sa Bibliothèque française pour dire qu’il « a fait telle preuve de profonde et solide doctrine […] que notre siècle ne se peut vanter d’en avoir un plus grand, soit pour les Loix ou pour les autres sciences et langues » et que Cujas est reconnu « pour un miracle de notre siècle ».

Le « miracle » aurait pu s’éteindre avec son siècle, sa notoriété s’effacer après sa mort. Il n’en a rien été. Cujas est passé à la postérité. Parmi d’autres, la doctrine juridique française des xviie et xviiie siècle n’a eu de cesse de célébrer le « grand Cujas », ce « grand jurisconsulte ». Liée à la notoriété, il convient ici d’examiner dans quelle mesure elle l’a aussi érigé en autorité.

L’autorité peut être entendue comme la qualité que des juristes confèrent à un auteur, en citant son œuvre, de confirmer, garantir et prouver ce qu’eux-mêmes affirment. Les opinions qu’ils citent de l’auteur à cette fin constituent des arguments d’autorité à l’appui de leurs propositions. Envisager ainsi l’œuvre de Cujas ne consiste pas à proprement parler à examiner son influence sur l’évolution du droit positif même s’il est possible d’apporter des éclairages sur ce point. Quant à la doctrine étudiée, elle est composée de professeurs de droit civil et de droit canonique puis, à partir de 1679, de droit français, de magistrats et plus encore d’avocats, tous auteurs d’une littérature qui se décline en plusieurs genres : traités, commentaires de coutumes ou d’ordonnances royales, ouvrages de maximes ou de pratique…

Cet ensemble de juristes et d’œuvres est hétéroclite à bien des égards. Cependant, des tendances générales, à défaut d’être partagées par tous, déjà présentes au xvie siècle, se dégagent de la doctrine et de son évolution jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Nombre de ses représentants contribuent à la construction et à l’unification d’un droit national. Majoritairement praticiens, ils se consacrent de plus en plus à l’interprétation des sources positives du droit français, à l’exposé des règles en vigueur, et s’appliquent à identifier un droit commun coutumier, voire à surmonter le clivage entre solutions coutumières et droit romain. Pour beaucoup, hostiles à la force obligatoire du droit romain, ils lui témoignent moins d’intérêt scientifique qu’ils n’en usent à des fins pratiques. Dans ces conditions, bien des juristes français se montrent peu enclins à multiplier les citations et à verser dans des controverses, et plusieurs d’entre eux s’efforcent de mettre en évidence des principes généraux.

Ces tendances n’empêchent pas la doctrine française de s’autoriser de l’œuvre érudite, historique et critique que Cujas a consacrée principalement mais non exclusivement au droit romain. Certaine, l’autorité qu’elle attribue à nombre de ses opinions s’avère aussi pérenne (I). À défaut de s’estomper, elle connaît cependant des limites (II).

I. Une autorité doctrinale certaine et pérenne

S’autoriser de la pensée de Cujas est un procédé argumentatif employé fréquemment jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, dans la plupart des genres de la littérature juridique, quelle que soit la profession des auteurs : professeurs, avocats ou magistrats, et quelle que soit la province où ils sont actifs : pays de droit écrit ou pays de coutumes. Le plus souvent, l’argument d’autorité prend une forme qu’il revêtait déjà dans la doctrine médiévale. Les exemples sont en effet légion d’auteurs qui, de Charles Loyseau à Robert-Joseph Pothier en passant par de nombreux commentateurs de coutumes et d’ordonnances, ponctuent tel ou tel développement par : « comme l’observe justement Cujas », « comme le dit le docte Cujas », « comme a très doctement remarqué M. Cujas », ou qui les justifient « suivant la doctrine de M. Cujas ». Il arrive aussi que des juristes confirment expressément leurs propos par « l’autorité » de Cujas, ou qu’ils le citent en parant son nom d’épithètes élogieuses.

Ce que les membres de la doctrine tirent de la pensée de Cujas pour garantir leurs propres affirmations est extrait de la plupart de ses ouvrages avec une prédilection pour ses Paratitles, ses Observationes, ses Consultations ou son commentaire des Libri feudorum. Ces extraits viennent à l’appui de développements en droit civil mais aussi en droit pénal, en droit féodal, en droit commercial, moins souvent en droit public ou en droit canonique.

Sur le fond du droit, des auteurs invoquent des définitions et maximes que Cujas a « tiré[es] de la quintessence des loix » romaines. Suivant ce qu’écrit le magistrat bourguignon Jean Bouhier en 1726, « on ne sçauroit mieux connaître » la substitution pupillaire « que par sa définition, telle que nous l’a donnée M. Cujas et qu’il a tirée des Loix » : c’est « le testament du fils que le père lui a fait ». En 1738, l’avocat provençal Arnaud La Rouvière fonde une grande partie de son Traité de la révocation et nullité des donations sur « l’une des grandes maximes du droit civil qui nous est apprise par M. Cujas, que l’une des causes pour faire révoquer la donation par la disposition de la loi generaliter est si le donataire a été ingrat et impie à l’encontre du donateur ».

Des juristes invoquent aussi des positions du juriste humaniste. Par exemple, en matière pénale, Le Vayer de Boutigny en 1666, Couchot en 1738 ou encore Serpillon en 1767 se fondent sur l’argumentation de Cujas pour réfuter l’idée selon laquelle un témoin irréprochable pourrait constituer une demi-preuve. Pour accréditer leur idée que le droit romain s’applique tant qu’il n’est pas contraire au droit français, Paul Chaline et Barthélémy-Joseph Bretonnier en appellent au « plus savant interprète du droit romain ». Nombreux en font de même lorsqu’il s’agit d’interpréter des lois romaines ou de concilier celles qui paraissent contraires. Ainsi, Antoine Mornac invoque-t-il à l’appui de l’une de ses Observations sur le Digeste (1615)« le divin interprète du droit romain » tandis que l’avocat aixois Jacques Morgues écrit en 1658 que son interprétation de la novelle 118 relative à l’ordre successoral « est confirmée par l’authorité du docte Cujas ». C’est aussi sur « Cujas, Prince de nos docteurs » que se fonde Jean Toubeau dans ses Institutes au droit consulaire (1700) pour expliquer un cas de responsabilité en matière de commerce maritime. « Cette interprétation » d’un fragment du Digeste relatif à la déportation est « autorisée du sentiment de Cujas », souligne pour sa part François Richer dans son Traité de la mort civile, paru en 1755.

Les apports historiques et philologiques de Cujas sont aussi abondamment convoqués par la doctrine. L’œuvre du juriste humaniste est invoquée afin d’expliquer la formation de la prescription trentenaire, de la perpétuité de l’emphytéose et des servitudes réelles, pour n’évoquer que quelques exemples. « Ce grand et judicieux jurisconsulte » est aussi souvent cité parce qu’il « a bien corrigé, suivant la foi des anciens exemplaires », tel ou tel texte corrompu. Enfin, l’étymologie de nombreux termes tels qu’écrou, marquis, alleu et d’autres est rapportée par les auteurs « suivant ce qu’a doctement écrit M. Cujas ».

L’autorité doctrinale de Cujas, sa pérennité, son rayonnement dans la littérature juridique moderne s’expliquent diversement.

Il est au moins deux facteurs qui, révélateurs de la considération dont jouit Cujas après sa mort, ont certainement contribué à alimenter l’autorité de son œuvre.

Le premier consiste dans la « vitalité des éditions posthumes » de ses écrits (X. Prévost). Plusieurs recueils en sont publiés au xviie siècle tant en France qu’à l’étranger, et certains se trouvent enrichis de cours inédits. En 1658 paraît à Paris l’édition de référence, en 10 tomes, établie par l’humaniste Charles-Annibal Fabrot. Elle est rééditée en Italie au xviiie siècle. Des inventaires de bibliothèques et catalogues de livres témoignent de la diffusion des éditions de Cujas.

Le second facteur réside dans des ouvrages d’histoire du droit romain, parus à partir de la fin du xviie siècle et dus à plusieurs juristes : Pierre Taisand, Claude de Ferrière ou Antoine Terrasson, auxquels il faut ajouter Giovanni Vincenzo Gravina. Tous évoquent la vie et l’œuvre de Cujas comme une étape de l’histoire de la jurisprudence romaine. Tous le couvrent d’éloges. Certains ouvrages d’histoire littéraire parus à la même époque ne sont pas en reste. En pérennisant sa notoriété, le récit biographique participe à la fabrique du « grand jurisconsulte » qu’est Cujas. Ce récit vient aussi nourrir la force argumentative de son œuvre. Cujas y est présenté comme la figure tutélaire de la romanistique moderne. Au début du xviiie siècle, Gravina retient son nom, de préférence à celui d’Alciat, pour désigner l’école moderne et recommande à celui qui voudra faire de bonnes études d’en apprendre les éléments dans l’œuvre de Cujas. Ferrière abonde en ce sens en écrivant que Cujas « doit servir de guide et de modèle à tous ceux qui doivent après lui s’adonner à l’étude des lois romaines ».

À ces propos font écho les raisons que les auteurs de doctrine eux-mêmes donnent incidemment à l’autorité qu’ils confèrent à l’œuvre de Cujas. Ils s’en autorisent parce qu’ils lui reconnaissent le mérite d’avoir restauré le droit romain en l’expurgeant des « subtilités et distinctions des docteurs scholastics », ceux du mos italicus, Bartole, Balde et autres Jason de Mayno. C’est ce qu’écrit Adam Theveneau en 1629 dans son Commentaire sur les ordonnances et qui sera repris et amplifié par d’autres au xviiie siècle. « Restaurateur du droit romain » et, à ce titre, garant en ce domaine, Cujas l’est aussi parce qu’il lui est reconnu de faire « voir le véritable aspect du droit romain », d’en proposer des interprétations pénétrantes, de déterminer — suivant une formule de Pothier — la « vraie conciliation » de lois romaines en apparence antinomiques, d’avoir aussi corrigé des textes anciens qui avaient été altérés. Beaucoup attribuent ces mérites à « l’érudition » de l’humaniste, à son recours à « l’histoire », aux « belles lettres » et à la « grammaire ». La science de Cujas est telle qu’aux yeux de certains membres de la doctrine française, elle a éclipsé celle des docteurs médiévaux jusqu’à les rendre « inutiles », que l’autorité du juriste humaniste a été « subrogée » à la leur et qu’elle le rend supérieur à tous les interprètes modernes. Parmi les propos qui illustrent toutes ces raisons, qu’il suffise de retenir ceux de l’avocat parisien Denis Le Brun dans son Traité des communautés ou sociétés tacites, paru en 1709. Au sujet de l’explication donnée par Cujas à une loi romaine relative à la situation de l’héritier d’un associé défunt, Le Brun écrit que

cette explication est si naturelle, qu’il faut convenir qu’il n’y avoit qu’un génie autant supérieur, et aussi pénétrant qu’étoit celui de l’incomparable M. Cujas, qui fût capable d’éclaircir les difficultés qui naissoient de l’obscurité qui se trouve dans le texte de cette loi […] et qui n’avoient pu être expliquées par aucun des Docteurs qui avoient précédé ce grand Homme.

Les raisons ainsi avancées à l’autorité de Cujas témoignent, si besoin était, de la valeur que la doctrine, en dépit de son attachement croissant au droit français, continue d’accorder au droit romain.

Cependant, outre le fait que l’œuvre du juriste humaniste n’est pas réductible aux seules sources antiques, il est une raison autre à son autorité : la conformité de certaines de ses opinions au droit français. Nombreux sont en effet ceux qui soulignent que tel avis de Cujas fait autorité parce qu’il est consacré par la jurisprudence des arrêts, par des coutumes, voire des ordonnances. Pareil constat vient nuancer l’idée selon laquelle ses écrits ne s’accommoderaient pas à la « pratique ». Ainsi, en 1723, l’avocat Juste Delaistre, dans son commentaire de la coutume de Chaumont, note-t-il que « le sentiment de Cujas » selon lequel le douaire ne s’éteint pas par la profession religieuse de la femme « a été autorisé par deux Arrêts » du parlement de Paris. Parmi d’autres exemples, Henrion du Pansey en 1773 relève que l’opinion de Cujas selon laquelle l’acheteur peut obtenir répétition des droits féodaux dans le cadre d’une vente à réméré, — « cette opinion est érigée en Loi par plusieurs coutumes ».

Confronter la pensée de Cujas au droit français est pourtant ce qui amène aussi en partie la doctrine à exprimer des limites à son autorité.

II. Les limites à l’autorité doctrinale de Cujas

La théorie de l’argumentation enseignée depuis l’époque médiévale veut que l’argument fondé sur l’autorité soit probable, vraisemblable, mais non nécessaire. C’est dire notamment que la proposition formulée par un auteur, aussi respectable et respecté soit-il pour son savoir, peut être réfutée et écartée au profit d’une autre, jugée plus convaincante, plus exacte. De fait, la doctrine française qui cite Cujas à l’appui de ses propos, s’en détourne dans d’autres hypothèses. L’autorité de Cujas succombe à la vérité que les juristes pensent trouver ailleurs que dans son œuvre. C’est ce qu’exprime André Béraud, avocat au présidial de Nîmes dans la première moitié du xviie siècle :

J’ai beaucoup de respect et de l’estime pour Cujas mais j’en ay bien davantage pour la Loy et pour la raison, amicus Plato, amicus Socrates, magis amica veritas, disait le Philosophe, et après tout je n’ay pas l’esprit assez servile pour me laisser entraîner aveuglément aux opinions de nos Maistres […] cette aveugle déférence au sentiment de nos Pères engendre l’erreur et nous cache des véritez bien importantes.

Ces « vérités » que les membres de la doctrine opposent à la pensée de Cujas, ils les trouvent dans le droit positif et dans l’interprétation des sources y compris romaines, que cette interprétation soit la leur, celle d’autres juristes, eux-mêmes tenus alors pour garants, ou celle formée par l’opinion commune des docteurs.

Il est fréquent que les juristes français écartent telle opinion de Cujas parce qu’elle est contraire au droit français. Par exemple, en 1623, les avocats Charles Bouques et Antoine Despeisses notent dans leur Traité des successions qu’il a jugé « contre l’opinion de Cujas » par les parlements de Bordeaux et de Paris que « le testament entre enfants est bon sans témoins ». Illustration de nationalisme juridique mais aussi d’un certain mépris à l’égard de la prétendue ignorance de Cujas en matière de « pratique », l’avocat parisien Philippe Renusson lui reproche d’avoir « parlé suivant l’esprit du droit romain, et non suivant la jurisprudence française et nos coutumes qu’il ne savait pas », en affirmant qu’à l’occasion d’une succession, les filles ne faisaient pas de part pour régler la légitime. De son côté, Jean Duval, professeur de droit français à Toulouse, souligne dans ses Institutions du droit français, paru en 1725, que « la division de la propriété en directe et utile » a été « reçu[e] en France […] quoique Cujas soit d’avis qu’elle ne doive être admise et soit contraire à l’esprit du droit romain ». En matière de donations, La Rouvière signale que de nombreux arrêts ont admis la révocation d’une donation par les enfants héritiers du donateur, au-delà de leur légitime. Or, selon la règle Res judicata pro veritate habetur, cette jurisprudence « renferme une vérité constante et inviolable » à laquelle cède la doctrine contraire de M. Cujas.

L’autorité de Cujas dans la science même du droit romain est mise à mal par plusieurs auteurs. Tel est particulièrement le cas d’Edmond Mérille, professeur à l’université de Bourges. En 1638, il consacre un ouvrage entier : Ex Cujacio libri tres, à traquer les variations et contradictions que comportent entre elles les interprétations données par Cujas sur le Digeste et sur le Code. Il y prend aussi la défense du manuscrit des Pandectes florentines et reproche à Cujas l’audace qu’il a eue d’en changer des mots sous prétexte d’interpolations.

De semblables critiques sont formulées par d’autres, notamment par l’avocat parisien Jean-Marie Ricard, élève de Mérille. Ainsi, l’avis de Cujas d’après lequel l’action en restitution d’un mineur s’éteint après trente ans est-il réfuté par Ricard parce que le fragment du Digeste dont Cujas « se sert pour autoriser son avis ne contient aucune disposition qui puisse être appliquée à ce sujet », parce que « l’authorité des lois fait préférer » l’opinion commune des docteurs qui lui est plus fidèle « à celle de Cujas » et enfin parce que la jurisprudence des parlements va à l’encontre de l’avis du juriste humaniste. Ricard désapprouve Cujas sur d’autres points du droit romain ce qui lui vaut d’être vertement critiqué par certains juristes, l’un d’eux le comparant à « un roitelet » qui cherche à s’élever au-dessus de « l’aigle des jurisconsultes ». Pourtant, l’avocat parisien n’est pas seul à critiquer les interprétations cujaciennes du Corpus Iuris Civilis. D’autres après lui en font de même, tels que le professeur Claude de Ferrière, les avocats Louis Boullenois, Jean Meslé ou encore Pierre Le Ridant, pour n’en citer que quelques-uns.

La critique porte non pas seulement sur l’interprétation mais aussi sur la conciliation et l’émendation des sources romaines proposées par le juriste humaniste. Ainsi lui est-il reproché par Charles Bouques et Antoine Despeisses de « corriger trop licentieusement (sic) le texte » d’une loi pour l’accorder à une autre loi, et par l’avocat normand Olivier Estienne « de faire des fixions pour concilier des lois ». Suivant Claude de Ferrière, imputer à Tribonien des ajouts « contraires à nostre sentiment », comme le fait Cujas à propos d’un fragment du Digeste, est « un moyen d’interpréter les lois par suppositions » ce qui n’est pas recevable. Enfin, parmi d’autres, l’avocat toulousain Jean-Baptiste Furgole estime que le retranchement d’une négation à une loi romaine, « imaginé par Cujas », est « contre la foi des Pandectes florentines ».

Critiquée, l’œuvre de Cujas est aussi négligée, voire ignorée. Il en est ainsi de Jean Domat qui, dans les Lois civiles dans leur ordre naturel (1689), par choix méthodologique, ne cite ni le juriste humaniste, ni aucun autre juriste médiéval ou moderne.

« Depuis Domat », se plaint l’avocat Joseph Renauldon en 1765, « les jeunes gens ne lisent plus le Digeste, ni le Code, ni Cujas […] ; ces précieuses sources du droit sont maintenant reléguées dans le fond et la poussière des bibliothèques ». Pourtant, Cujas ne sera pas oublié et, lors de l’élaboration du Code civil, sera élevé, avec Du Moulin, Domat et Pothier, au rang des « grands hommes » qui ont préparé l’œuvre napoléonienne.

Laurent Pfister, professeur, Institut d’histoire du droit, université Paris 2 – Panthéon-Assas.


Indications bibliographiques

Gazzaniga Jean-Louis, « Quand les avocats formaient les juristes et la doctrine », dans Droits, no 20, 1994, p. 31‑41.

Holthöfer Ernst, « Die Literatur zum gemeinen und partikularen Recht in Italien, Frankreich, Spanien und Portugal », dans H. Coing (dir.), Handbuch der Quellen und Literatur der neueren europäischen Privatrechtsgeschichte, vol. II/1, 1977, p. 103‑499.

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Prévost Xavier, Jacques Cujas (1522-1590). Jurisconsulte humaniste. Droz : Genève, 2015.

Thireau Jean-Louis, « La doctrine civiliste. Avant le Code civil », dans Y. Poirmeur, A. Bernard (dir.), La Doctrine juridique. Paris  PUF, 1993, p. 13‑51.