I. La fabrique du « grand homme », petite traversée historique
Avant d’entamer sa transformation et de devenir progressivement une « mythologie » (au sens que Barthes donne à ce terme), Cujas est bien évidemment connu comme un contemporain admirable. Noël Du Fail le mentionne ainsi dans Les Contes et Discours d’Eutrapel (1585) avec un respect évident pour ses doctes travaux, mais il le fait en le plaçant toutefois aux côtés de confrères juristes comme Éguiner Baron, François Le Douaren, François Hotman, Beatus Rhenanus, Pierre de la Ramée et « sur tous le Seigneur du Haillan ». Admirable, Cujas l’est évidemment (son érudition et son souci philologique taillent notamment en pièces l’idée d’une origine troyenne des Français, divagation que l’on doit à Lemaire de Belges), mais c’est un humaniste parmi d’autres que salue Noël Du Fail.
L’admiration d’Étienne Pasquier pour le grand Berruyer se fait nettement plus sensible. Établissant, comme l’époque aime à le faire — que ce soit pour la musique, la poésie ou le droit —, un palmarès des meilleurs juristes du temps, Étienne Pasquier n’hésite pas une seconde, Cujas l’emporte sur tous les autres et c’est à lui qu’il faut sans conteste, parmi tous les juristes humanistes de la Renaissance, donner la palme : « Je donne le premier lieu à nostre Cujas, qui n’eut, selon mon jugement, n’a, et n’aura paraventure jamais son pareil » (Recherches de la France, IX, 39).
Il va sans dire que le succès de l’ouvrage d’Étienne Pasquier ne contribue pas peu à la promotion de Cujas tout comme différentes biographies (de forme et de contenu variés d’ailleurs : cela va de la simple poésie à la Vita, en passant par la notice) qui voient le jour peu après la mort du juriste lettré en 1590. Alors décrit comme une figure de premier plan, Cujas, indissociable de l’humanisme philologique de Bourges et, en quelque sorte, le pendant d’Alciat, devient l’objet sinon d’une vénération, au moins d’une ferveur très largement partagée. Jean‑Papire Masson, auteur d’une Jacobi Cujacii jureconsulti vita parue en 1591, raconte non seulement l’enthousiasme que suscite ce grand maître, toujours suivi d’un véritable essaim d’étudiants (« Ut enim apes Regem suum quocunque ierit, sic adolescentes juris studiosi, Cuiacium sequebantur » [« De même que les abeilles suivent partout leur reine, un essaim de jeunes étudiants suivaient Cujas »]) mais trouve même utile de donner le détail de sa physionomie exacte (« Barba tum longa & cana, sed in juventute nigerrima, capilitio simili, colore candido, voce firma & clara » [« Il avait alors la barbe longue et blanche, mais elle était dans sa jeunesse très noire, tout comme sa blanche chevelure, quant à sa voix, elle était ferme et claire »]). Ses paroles et ses bons mots lui paraissent assez remarquables pour être recueillis comme ceux d’un oracle : « Nil hoc ad edictum Prætoris » (« Cela n’a rien à voir avec l’édit du préteur »), répond‑il nettement à ceux qui, voulant lui tendre un piège ou l’embrigader dans leur parti, l’interrogent sur les questions religieuses du moment. À la même date, le poète Pierre Motin, qui fut l’élève du juriste, écrit un (assez médiocre) « Tombeau de Cujas » qui célèbre la grandeur « solaire » du maître et sa réussite par‑delà la mort : « Ton eclipse, Cujas, dure eternellement. » Mais c’est surtout Scévole de Sainte‑Marthe qui dans ses Éloges (parus d’abord en latin puis traduits en 1644 en français) vante cet « Esprit sublime » et même « veritablement divin », cet auteur de « monuments éternels pour la posterité ». Tout comme dans le texte de Papire Masson, la description du grand homme dit à la fois l’érudition incroyable du savant mais aussi l’excellence de l’homme. Voilà une sommité qui n’hésitait pas à descendre de l’empyrée pour frayer avec ses étudiants : « Il ne desdaignoit pas quelquesfois de quitter ses Estudes serieuses pour manger & pour se divertir avec les Escoliers. »
Au début du xviie siècle, la réputation de Cujas comme juriste de premier plan et comme représentant de l’humanisme triomphant est donc solidement établie. Commence avec le xviiie siècle une période différente où Cujas perd peu à peu de son aura à mesure que le droit français prend son essor. Il faut attendre en réalité le début du xixe siècle pour que le grand homme retrouve la gloire qui avait été la sienne à la fin de la Renaissance et même la dépasse largement. Enfin Cujas vint !
Quand, en 1821, Jacques Berriat‑Saint‑Prix fait paraître sa très savante Histoire du droit romain, il accompagne ce texte — indéniablement utile et nécessaire pour tous les étudiants — de L’Histoire de la vie de Cujas (qui fait suite à l’Éloge de Cujas — dithyrambe qui n’ignore pas l’art de l’amplification — que Joseph Elzéar Dominique Bernardi donne en 1775), associant le sort de la jurisprudence ancienne à celui qu’il appelle tout simplement « le plus grand des jurisconsultes ». Le retentissement du livre est étonnant et se voit même traduit en allemand.
Victor Hugo s’empare de la référence et, moins historien du droit qu’homme de lettres, déclare dans une sentence aussi tonitruante qu’erronée tout à la fois la mort de l’ancien théâtre et celle d’un droit qui n’a plus cours après la publication du Code civil : « Que les vieilles règles de d’Aubignac meurent avec les vieilles coutumes de Cujas, cela est bien ; qu’à une littérature de cour succède une littérature de peuple, cela est mieux encore ; mais surtout qu’une raison intérieure se rencontre au fond de toutes ces nouveautés » (Hernani, 1830). D’Aubignac et Cujas, ce sont, pour ainsi dire, de vieux barbons et leurs théories de vieilles lunes que les Modernes doivent ignorer ! Le scandale incroyable provoqué par la pièce — la fameuse « bataille d’Hernani » — et le succès de la préface hugolienne sont tels qu’ils concourent sans doute paradoxalement à la popularité croissante de Cujas hors des milieux proprement judiciaires. De Cujas, l’on retient alors essentiellement qu’il est un juriste et un juriste d’Ancien Régime, sans se préoccuper beaucoup du contenu réel de ses travaux.
Un an plus tard, Alfred de Musset désigne l’étudiant en droit, dans la préface qu’il écrit pour Vingt‑quatre février, d’une simple antonomase. On racontera dans ce livre, dit‑il, les malheurs du « disciple infortuné de Cujas ». Dans la foulée, Nodier fait de Maxime, homme de loi lui aussi, quelqu’un qui a entrepris d’« immenses travaux sur Cujas » (L’Amour et le Grimoire, 1832). L’on aurait pu songer à Alciat, à Hotman, à Bodin et à bien d’autres encore, mais c’est, par un effet de stéréotypie tout à fait frappant (et dont Flaubert jouera), toujours à lui que l’on revient. Cujas semble être devenu le signe distinctif et pour tout dire le marqueur du juriste (plein de morgue). Indissociable de tout personnage un peu versé dans le droit (pas nécessairement ancien d’ailleurs), « le disciple de Cujas » devient quasiment l’épithète homérique qui accompagne son apparition. Quand Eugène Labiche fait ainsi apparaître dans un de ses vaudevilles un exécuteur testamentaire plein d’enthousiasme, il le fait s’exclamer : « Une fois une affaire entamée, plus de sommeil ! […] Je passe mes nuits avec Barthole, je déjeune avec Cujas, et je soupe avec Papinien ! » (Le Roi des Frontins, 1845).
La critique littéraire apporte aussi sa pierre à l’édifice et Sainte‑Beuve — proche justement de Victor Hugo et de Nodier — retient un mot que l’on attribue à Du Perron selon lequel Cujas, avec Ronsard et Fernel, serait « l’une des trois merveilles » du xvie siècle. On en raconte alors les histoires plaisantes et on lui associe diverses saillies mémorables qui, comme telles, pourront être reprises dans d’autres Causeries que celle du critique. C’est là le grand retour du « Non attinet ad aedictum prætoris » [« Cela ne concerne pas l’édit du préteur »]. Sanctifié par celui qui est alors le représentant incontesté de la critique littéraire, Cujas devient alors une figure incontournable de la Renaissance.
En même temps que croît rapidement la célébrité du juriste, sa maison, à Bourges, devient un lieu mémorable et même l’étape incontournable d’un « pèlerinage » savant. Stendhal, de passage à Bourges en juin 1837, ne manque pas de s’y rendre et après avoir visité la cathédrale Saint‑Étienne et l’hôtel Lallemant — et tout en trouvant un insupportable côté province à cette ville moyenne — s’étonne qu’il n’y ait pas, quelque part à Paris, une copie de ce lieu « charmant, c’est le mot ». Prosper Mérimée, alors sur le chemin de l’Auvergne (Notes d’un voyage en Auvergne, 1838), s’arrête évidemment à Bourges et, après avoir, lui aussi, visité les deux mêmes bâtiments, fait une halte à la maison du grand homme. Son jugement est peu amène du fait des dégradations récentes qu’elle a subies, mais il note « la finesse du travail », le « charmant caprice de ces arabesques » et les « admirables sculptures » dont il conviendrait, précise‑t‑il, de faire faire au plus vite un moulage.
C’est aussi l’époque où l’on érige des statues de celui qui devient peu à peu l’archétype même du juriste humaniste. C’est le cas à Toulouse (8 décembre 1850), ville qui avait beaucoup à se faire pardonner ; c’est aussi le cas à Bordeaux. La littérature invente aussi au besoin des statues fictives et Alphonse Daudet dans Les Femmes d’artistes, installe en pleine Normandie une place sur laquelle trône une statue de Cujas, statue sur laquelle le père Simaise compte pour promouvoir sa notoriété. Il faut croire que ces bustes furent effectivement assez nombreux. C’est à eux aussi que songe Balzac quand il cherche un comparant pour ces hommes si désireux de se donner de l’importance : « Quelques hommes marchent en donnant à leur tête une pose académique. Ils se mettent toujours de trois quarts, comme M. le comte Molé, l’ancien ministre des Affaires étrangères ; ils tiennent leur buste immobile et leur cou tendu. On croirait voir des plâtres de Cicéron, de Démosthène, de Cujas, allant par les rues. »
Cujas devient un « Grand homme » dont la rue éponyme — qui remplace (en 1865) à Paris l’ancienne rue Saint‑Étienne‑des‑Grès — mène justement, de la Sorbonne, lieu symbolique du savoir, à la place des Grands Hommes, celle du Panthéon national. On ne peut mieux dire les choses. Des recherches odonymiques plus poussées confirmeraient sans doute cette datation.
Le nom de Cujas est, en cette fin de xixe siècle, à peu près aussi célèbre dans l’opinion que ses œuvres sont, dans les faits, peu fréquentées et l’on adapterait volontiers les mots qu’Anatole France tient à propos de Rabelais (1886) à Cujas : « On connaît Cujas : il a un grand nombre d’admirateurs et même quelques lecteurs. » S’autonomisant de la réalité historique qui fut la sienne, Cujas est alors surtout, pour les auteurs du temps, une figure allégorique. Giraudoux, dans sa pièce Pour Lucrèce, situe ainsi son troisième acte « Chez le Procureur impérial ». La didascalie est explicite : « Bureau particulier qui donne sur sa chambre et sur celle de Lucile. Bustes de Cujas et de Lycurgue. » Nul souvenir ici de l’œuvre juridique réelle ou des travaux d’érudition de Cujas. Le nom joue ici comme celui de Thémis, c’est‑à‑dire comme une allégorie de la Justice (dans son versant antique, Lycurgue, ou dans son versant moderne, Cujas).
On ne sera donc pas étonné dans ce contexte de voir que se met en place, à bas bruit, ce que l’on pourrait appeler une hagiographie de Cujas. Si les différents éloges disent explicitement de Cujas qu’il était pénétré de la noblesse, « voire de la sainteté de sa profession » (Bernardi), on note au xixe siècle, dans différentes revues de droit (et même de médecine), cette bizarrerie incroyable — dont, prudemment, on ne tire pas toutes les conséquences d’ailleurs — qui fait que la sueur de ce grand homme, comme celle d’Alexandre, exhalait une « odeur suave » et « agréable » (certains commentateurs vont même jusqu’à préciser « de musc »). Cette curiosité n’est pas sans évoquer celle de ces hommes pieux du Moyen Âge dont le corps mort, retrouvé après leur martyre, produisait, dit‑on, un parfum naturel, marque de leur pureté et signe nécessaire qu’ils étaient morts « en odeur de sainteté ».
Admiré, statufié et même sanctifié donc, Cujas est logiquement une cible de choix pour ceux qui l’associent aux ridicules et à la boursouflure de ces étudiants qui se pavanent dans les rues du Quartier latin et jettent son nom à la tête de tout un chacun.
II. Cujas, marqueur comique
L’attribut du cuistre
Le savant pédant — qu’il soit l’« escholier limousin » chez Rabelais ou Diafoirus chez Molière, personnage éternel de la farce médiévale puis de la comédie classique — prend volontiers les traits du juriste empêtré dans ses lois et ses décrets et dans le fond incapable de voir ce qui se passe sous ses yeux. Cujas l’accompagne alors d’autant plus volontiers que sa renommée grandit.
Si Théophile de Viau se contente, dans le Parnasse satyrique (1622), d’un vers — « Baldus, Cujas, Jason, Barthole » — pour vilipender la clique de « tous ces vieux pedans d’escole », Molière lui donne une bien autre allure. L’avocat de Monsieur de Pourceaugnac (II, 13), « chantant fort vite en bredouillant », amplifie la série des auteurs majeurs et conclut sur ce point d’orgue qu’est la mention du grand homme dont le nom seul rime grotesquement avec « un cas » dont le sens obscène et italien (« cazzo ») est ici parfaitement clair :
Votre fait
Est clair et net ;
Et tout le droit
Sur cet endroit,
Conclut tout droit.
Si vous consultez nos auteurs,
Législateurs et glossateurs,
Justinian, Papinian,
Ulpian et Tribonian,
Fernand, Rebuffe, Jean Imole,
Paul Castre, Julian, Bartole,
Josan, Alciat et Cujas,
Ce grand homme si capable,
La polygamie est un cas
Est un cas pendable.
À la même époque, Madeleine de Scudéry s’en prend avec drôlerie dans un portrait charge à la passion frénétique et détestable pour « ce grand homme si capable » d’un étudiant en droit qui, à peine revenu de Bourges, finit par se résumer à ces deux syllabes vénérées :
Pour le jeune écolier, il ne parloit que de droit écrit, de coutumes et de Cujas. D’abord je crus que ce garçon déguisait ce nom et que c’étoit de feu Cusac qu’il vouloit parler, quoique ce qu’il en disoit n’y convint pas ; mais je sus enfin que Cujas étoit un ancien docteur jurisconsulte, que cet écolier alléguoit sur toutes choses. Si l’on parloit de la guerre, il disoit qu’il aimoit mieux être disciple de Cujas que soldat ; si l’on parloit de voyages, il assuroit que Cujas étoit connu partout ; si l’on parloit de musique, il disoit que Cujas étoit plus juste en ses raisonnemens que la musique en ses notes ; si l’on parloit de manger, il juroit qu’il aimeroit mieux jeûner toujours que de ne lire jamais Cujas ; si l’on parloit de belles femmes, il disoit que Cujas avoit eu une belle fille, et que quoique vieille, elle n’est point encore laide. Enfin Cujas étoit de toutes choses, et Cujas m’a si fort importunée que voici la première et la dernière fois que je l’écrirai et le prononcerai en toute ma vie.
Le fonctionnement par couple
Cujas ne se trouve souvent pas seul, il s’acoquine et fonctionne par paire. Il constitue alors, à l’instar de Pantagruel et Panurge, de Don Quichotte et Sancho ou de Bouvard et Pécuchet, le premier des deux membres d’un couple grotesque.
Les occurrences le disent. Sans raison juridique ou historique vraiment acceptable, Cujas se retrouve ainsi associé à un autre nom, que ce soit celui de Bartole ou de Pothier. C’est ainsi le cas chez Voltaire dont le président Fierenfat (son nom dit en une seule annomination fierté et fatuité !) semble avoir toujours « le nez collé sur Cujas et Bartole ». Balzac fait de même et le narrateur, examinant la conduite de Matthias, s’interroge dans Le Contrat de mariage : « Assisté par Cujas et Barthole eux‑mêmes, quel homme n’eût pas succombé ? » Nodier raconte, lui, dans ses Mémoires, le souci de sa mère de le voir devenir un « écolier bien assidu de Cujas et de Pothier ».
Ce stéréotype langagier n’échappe évidemment pas à l’œil aiguisé de Flaubert qui, dans son extraordinaire Dictionnaire des idées reçues, donne cette mémorable définition : « Cujas. Inséparable de Bartole ; on ne sait pas ce qu’ils ont écrit, n’importe. Dire à tout homme étudiant le droit : “Vous êtes enfermé dans Cujas et Bartole.” » Mettant d’ailleurs en pratique la formule toute faite, il fait dire à Homais, l’insupportable apothicaire de Madame Bovary : « Laissez donc un peu Cujas et Barthole, que diable ! Qui vous empêche ? ». L’idée semble lui être venue, si l’on en croit les brouillons, alors qu’il travaille à Bouvard et Pécuchet et ce n’est sans doute pas un hasard tant l’histoire de ces deux autres « inséparables » est déjà inscrite dans le couple grotesque que forment Bartole et Cujas.
III. L’émulation entre le droit et les lettres, « allier Horace & Cujas »
Ce couple prend parfois une autre forme et, dans le cadre d’une concurrence avec la littérature, d’une « aemulatio » entre les arts, les auteurs aiment à dépeindre tel avocat se détournant de ses sévères études pour taquiner les Muses. L’auteur de vaudevilles Antoine‑François‑Jean Moreau (La Nuit d’auberge, 1806) raconte ainsi les malheurs financiers de celui qui « Pour lire les vers de Boileau / De Cujas négligeant la prose, / À Beaugency, dans le barreau, / C’était un avocat sans cause ». D’autres, comme Chénier (La Lettre de cachet, conte), semblent penser que la littérature ouvre aussi les yeux sur des réalités trop humaines que la lecture de Cujas ne permet pas d’appréhender vraiment… Une jeune femme, quelque peu délaissée par son mari, vient consulter le conseiller d’État Lainet :
Elle dit tout d’un air de prud’homie,
S’intéressant pour une tendre amie
Qu’elle excusait, sans l’approuver pourtant ;
Mais la plus sage en aurait fait autant.
Le mari loin ! puis la jeune imprudente
A dix‑huit ans, et le mari quarante !
Elle parlait en baissant ses beaux yeux,
Et parlait bien : Lainet l’entendit mieux.
Pour le beau sexe il était honnête homme,
Lisait Cujas et parcourait Brantôme,
Savait le droit sans ignorer l’amour,
Et connaissait les usages de cour.
S’il faut certes les compétences qu’offre la pratique assidue du barreau, il faut aussi l’expérience que donne la fréquentation des meilleurs auteurs… C’est en tous les cas la proposition que fait Charles Perrault à l’honnête lecteur qui, venu chercher chez son libraire les œuvres de Cujas repartira plutôt avec Les Murs de Troyes,« livre sérieux et grotesque ». Il l’interpelle directement en plein chemin :
Monsieur, monsieur, qui tant marchez
Voilà tout ce que vous cherchez :
Et quand cet homme trop facile
À croire tout ce qu’on babille
Viendra luy demander Chopin
Cujas, Bartole, ou Calepin […]
Champhoudry luy dira tout bas
Pour le present je n’en ay pas.
Mais faut‑il que je vous renvoye ?
Tenez, voilà les Murs de Troye,
C’est un ouvrage tres‑plaisant
Qui se vend à présent.
Parfois les choses tournent mal pour le basochien comme s’en plaint, chez Labiche, le valet Dubois. L’étude va à vau‑l’eau depuis que le procureur Distiveau abandonne son important labeur pour fréquenter les Classiques :
Mes soins deviennent superflus.
Tous nos livres de droit, nos dossiers disparus,
À Gresset, à Bernard, abandonnent la place ;
Il ne jure à présent que par Tibulle, Horace.
Si, par hasard, encore il se montre au barreau,
Pour faire une requête, il emporte Boileau.
Une autre fois, s’il plaide une importante affaire,
Il cite pour Cujas, ou Racine, ou Voltaire ;
Il revient au logis, rentre en son cabinet,
Il fait une chanson, ou compose un sonnet,
S’inquiétant bien moins dans l’ardeur qui l’anime,
De gagner un procès, que de perdre une rime.
L’idéal à atteindre est évidemment la conjonction des deux mondes et des deux langues. Élie Fréron reconnaît cette merveilleuse association chez l’un de ses contemporains, M. Anneix de Souvenel, bâtonnier de l’Ordre des avocats au parlement de Bretagne qui, « appliqué depuis longtemps à l’étude & à la discussion des loix, dévoué […] à s’exprimer dans une langue étrangère sur le Parnasse, il ne parle pas moins bien celle des Muses » et sait « allier Horace & Cujas, Ovide & d’Argentre ».
Stéphan Geonget, professeur des universités, CESR – Tours.
~ Cet article se complète d’une communication au Collège de France à découvrir en vidéo ici ~