Il est un lieu commun dans l’historiographie selon lequel le développement de l’humanisme, et notamment de l’humanisme historiciste, dont Jacques Cujas est le plus éminent représentant, aurait conduit à un éloignement voire à une scission entre l’École et le Palais. Sous la plume de François Olivier-Martin, au milieu du siècle dernier, Cujas était ainsi dépeint comme méprisant « à l’excès » la pratique tout en étant, lui-même, tenu à distance par les praticiens. Adepte d’une méthode « trop radicale pour les véritables besoins de son temps », il n’aurait été qu’une « brillante exception » sans véritable postérité. Cette opinion est encore, aujourd’hui, défendue, dans les enseignements propédeutiques à destination des étudiants de droit. « Si Cujas comblait d’aise les érudits, il n’était d’aucun secours aux praticiens », lit-on dans certains manuels d’Introduction historique au droit. Les étudiants de première année apprennent également que Cujas et ses élèves, « moins soucieux de pratique que de science », se seraient « coupés des praticiens » en s’enfermant dans une « érudition stérile », dans une pure « spéculation intellectuelle ». Dès lors, leurs travaux n’auraient présenté « aucune utilité pour un juge ou un notaire de son époque ».
Les dernières études consacrées à Jacques Cujas sont partiellement revenues sur ces traditionnelles conclusions. S’il ne nie pas que « l’humanisme a amorcé le divorce entre théoriciens universitaires et praticiens du droit », Jean-Louis Thireau affirme cependant que « rien n’est plus faux » que de prêter à Cujas « le dessein machiavélique de rendre le droit romain impropre à la pratique ». Au contraire, pour le savant jurisconsulte toulousain, « science et pratique ne s’opposaient pas » et « la seconde devait profiter des progrès de la première ». Cujas ne méprisait donc pas la pratique ; il a d’ailleurs lui-même été un praticien comme en attestent ses nombreuses consultations. Ses plus récents biographes mettent d’ailleurs davantage l’accent sur cette source originale au sein de la production cujacienne. Xavier Prévost a ainsi étudié en détail les responsa de Cujas consacrées principalement au droit des successions, mais aussi les développements des opera omnia relatifs au droit féodal pour montrer quel praticien avait été Cujas et conclure à l’« absence de cloisonnement entre la critique historique et la pratique juridique ».
Les écrits de Cujas ne se limitent donc pas à la pure érudition historique ; ils n’ignorent pas la pratique. Reste à savoir si la pratique, elle, a réellement ignoré les écrits de Cujas, comme le laisse entendre la vulgate contemporaine. Pour répondre à cette question, consultons la littérature du Palais. Magistrats et surtout avocats de l’époque moderne n’ont pas été avares de leur plume. Profitant des facilités de l’imprimerie et cédant aux appels des libraires, ils ont largement nourri un genre juridico-littéraire propre au monde des praticiens, les recueils d’arrêts et autres dictionnaires de pratique. Ce genre a longtemps eu mauvaise presse, peut-être justement parce qu’il était très couru et qu’une rude concurrence éditoriale incitait les nouveaux publiants à dénigrer un peu vite les travaux de leurs prédécesseurs. Le genre a également souffert des faiblesses intrinsèques à son objet d’étude. En effet, si les arrêts rendus par les cours souveraines, qualifiés d’arrêts de règlement ou d’arrêts notables, sont assimilés à des lois, « tenus pour loy certaine », ils sont peu diffusés par les juges eux‑mêmes et surtout, ils ne sont pas motivés. Connaître et interpréter les principales décisions des juges souverains est donc un exercice difficile. Les recueils d’arrêts, constitués souvent à titre privé sans intention immédiate de publication, sont donc des outils de la pratique nécessaires à l’administration quotidienne de la justice. Ils recensent les principales décisions et tentent de cerner les arguments qui ont emporté la conviction des juges au travers de démonstrations plus ou moins développées. Quoi de mieux dès lors pour apprécier l’écho de la doctrine de Cujas que de se plonger dans ces bréviaires de praticiens ? Et cette lecture conduit immédiatement à un premier constat : Cujas a les honneurs de la pratique.
I. Le « docte » Cujas
Figure incontournable de la science du droit de l’époque moderne, Cujas est l’objet dans les ouvrages de la pratique d’une réelle révérence qui s’exprime par des qualificatifs élogieux. Dans ses Responses ou décisions du droit français, parues en 1605, Louis Le Caron le tient pour un « homme de singulière érudition ». Il est, selon l’avocat parisien Jean Chenu, « le grand Jurisconsulte de notre temps ». Comme l’avait été, près de quatre siècles plus tôt, Irnérius à Bologne, Cujas est, pour les praticiens, « cette grande lumière du droit » (Journal du Palais), « cette grande lumière de la Sciences des lois » (Olivier Patru), « ce grand flambeau de la Jurisprudence » (Bernard Automne). Dans cette même veine lumineuse, Bonaventure Fourcroy, avocat au parlement de Paris et féru de belles lettres, n’hésite pas à comparer Cujas à un « Soleil, digne d’admiration même dans ses éclipses » et recommande à son élève Barthélemy-Joseph Bretonnier de le choisir pour « guide » pour « être en état de travailler sur les grandes matières du Droit ». Juges et avocats parlent encore du professeur berruyer comme de « Monsieur Cujas » ou de l’« illustre Cujas ». Mais pour les praticiens, le maître toulousain est, avant tout, le « docte Cujas ». Et il n’est pas inintéressant de comparer ce choix à ceux qui sont faits pour d’autres contemporains. Il y a, en effet, le « docte Cujas » comme il y a le « judicieux Coquille ». Le premier, icône de l’École, le second, du Palais. Le premier qui fait apprendre (docere), le second qui manifeste un bon jugement (de judicium, acte judiciaire, procès). En extrapolant un peu, cette distribution des rôles attribue donc à Coquille, avocat, auteur coutumier, le versant judiciaire et à Cujas, un savoir plus académique. C’est donc bien le savant, l’érudit auquel les praticiens rendent hommage dans leurs ouvrages ; à celui qu’ils appellent aussi « le docteur des docteurs », « le premier des jurisconsultes » ou encore « l’oracle du droit civil » (Claude Henrys).
Toute cette science cujacienne est connue des praticiens et ils s’en servent volontiers pour donner à leur casuistique judiciaire la profondeur doctrinale qui pourrait lui manquer ; d’où ces fréquentes références au juriste toulousain pour expliquer le sens d’un mot, la valeur d’un principe ou illustrer un cas d’espèce. Les arrêtistes se tournent vers Cujas dès lors qu’il s’agit d’historiciser le propos. Quand un commentaire commence par : « c’était chez les Romains… », le nom de Cujas n’est jamais loin. De même, la science de Cujas est couramment mobilisée, dans les ouvrages de la pratique, pour préciser une définition ou une étymologie. Dans son Dictionnaire de droit et de pratique, Claude-Joseph de Ferrière rappelle ainsi que c’est Cujas qui donne, contre Pasquier, l’étymologie « la plus convenable » du terme « échevin ». Alors que l’avocat parisien, retient le mot latin scabini, le Toulousain lui préfère le terme hébreu eschever, synonyme du latin curare. De même, pour « stellionat », dont Ferrière et, à sa suite, Denisart, assurent que le mot viendrait, comme « M. Cujas dit » de stellio, terme latin qui désigne une « espèce de petit lézard extrêmement fin ; de manière que l’on appelle de son nom toute sorte de dol et de tromperie qu’on ne peut désigner par un nom propre ». « Codicille », « épices », « interdit », « novales », « préciput », « transfuge », autant de mots définis d’après ce qu’en a écrit Cujas. Au fil des pages, les arrêtistes renvoient également aux écrits du juriste toulousain pour « donner la raison des lois », souvent résumée par une courte maxime latine. Si le mari doit restituer les fruits qu’il a perçus sur les biens paraphernaux de sa femme, contre sa volonté et même si c’est pour les employer à leur usage commun, c’est d’après Cujas cité par Bretonnier, « quia non debuit consumere quod sciebat esse alienum ». Enfin, il serait fastidieux de relever toutes les occurrences où les praticiens renvoient aux développements doctrinaux de Cujas sur tels ou tels passages du corpus romain. « Sur ce sujet, il faut observer ce que dit Cujas… » ; « voyez ce qu’écrit M. Cujas » ; « cela est amplement traité par Monsieur Cujas » ; « comme le remarque très justement Monsieur Cujas sur la loi… » jusqu’à ce « comme son autorité vaut seule autant que toutes les autres, on se contentera de sa décision ».
Est-ce, pour autant, suffisant pour réconcilier Cujas avec la pratique ? Ces considérations savantes sont-elles d’un réel intérêt pratique pour l’avocat ou le juge ? A priori, on peut en douter. Mais elles sont l’occasion, pour les praticiens, de faire, à leur tour, preuve d’érudition voire de prétendre dépasser le maître en corrigeant ses savantes allégations. Après avoir, par deux fois, pris la précaution de dire qu’il n’était pas nécessaire « d’entrer dans cette discussion », l’avocat aixois Hyacinthe de Boniface, par ailleurs féru de références cujaciennes, prend un certain plaisir à noter que « sans violer le respect qui est deu à un si grand homme », celui-ci se trompe quand il fait remonter à l’empereur Galien l’apparition des avocats du fisc alors qu’ils auraient existé un siècle avant. De même, Ferrière s’autorise à critiquer le fondement du douaire proposé par Cujas. « Le douaire n’est pas […] fondé sur la raison qu’en donne M. Cujas, ut praemium habeat defloratae virginitatis, puisque les femmes veuves qui se remarient ont un douaire, aussi que celles qui contractent leur premier mariage. » Tout cela ne change rien à la vie du droit, mais les choses sont dites et savamment dites.
II. Le trop « docte » Cujas
Le Cujas des praticiens est donc une référence estimable, mais aussi une sorte de faire-valoir dans une littérature qui cherche toujours sa place et dont les contemporains ne manquent pas de souligner les lacunes. Le grand Cujas lui-même ne disait-il pas : « Perniciosissimus est liber Paponis et periculosissima Scientia arestologia » ! Mais, si Cujas conseille de se méfier de la science des arrêts, la science des arrêts n’hésite pas, elle aussi, à se démarquer de la science du docte professeur. Ce qu’apprennent aujourd’hui les étudiants de première année de droit n’est donc pas sans fondement. « On objecte l’opinion de M. Cujas […] mais l’opinion de M. Cujas n’est suivie qu’en l’École et non au Barreau », note ainsi l’avocat Pierre Bardet. « C’est l’avis de Cujas et de plusieurs autres Auteurs, mais voyez l’analyse du Droit François où l’on a entrepris de réfuter cette opinion » (Denisart). La position de Cujas sur les clauses dérogatoires dans les testaments illustre parfaitement ce décalage. Selon le juriste humaniste, de telles clauses ne sont pas conformes à l’esprit du droit romain, « cependant, rappellent les praticiens, elles sont reçues dans tous les Tribunaux du Royaume ». De même, si Cujas considère que la restitution pour lésion d’outre moitié ne doit pas être étendue aux biens meubles puisque la loi romaine, qui introduit cette faculté, ne fait mention que de la vente d’immeubles, « cependant notre jurisprudence Françoise n’a pas laissé d’admettre en certains cas ce moyen de restitution à l’égard des meubles » (Mathieu Augeard). Et l’on pourrait multiplier les exemples de ces écarts entre la tradition romaine et la pratique française qui invalident les solutions proposées par le docte romaniste et que les praticiens soulignent formellement par un jeu de balancement : « combien que le grand Docteur et le premier des Jurisconsultes Messire Jacques Cujas ait été d’avis… toutesfois l’on a suivi l’opinion » contraire ; « quoi que Monsieur Cujas tienne sur le titre…, je pense pourtant… et tous les parlements de France le jugent ainsi » ; « mais de quelque raison qu’il s’appuie, son sentiment n’a pas été suivi et l’usage est contraire » ; « il se juge ainsi bien que Cujas ne l’approuve pas ».
Pour expliquer l’inadéquation de la science du professeur aux exigences de la pratique, les arrêtistes se contentent de rappeler que le cadre n’est plus le même : les Français ne vivent plus au temps des Romains. Telle situation « cesse parmi nous et fait voir clairement que cet Auteur n’a pas parlé en ce point suivant l’Usage et les Lois de ce Royaume » (Boniface). Dès lors, le même auteur préconise « nonobstant l’interprétation de Cujas [de] plutôt suivre l’interprétation des Docteurs qui sont mieux nourris aux maximes de la Cour et à la Jurisprudence qui a été toujours observée dans ce Parlement ». « Il ne faut pour répondre aux inductions qu’il tire de toutes ces Lois et de l’opinion de Monsieur Cujas, lit-on dans le Journal du Palais, que le différent usage qui était chez les Romains d’avec celui que nous avons en France. » Cujas n’est pas suivi par les praticiens quand il n’écrit que « dans l’esprit du Droit des Digestes ». Cujas étant « entièrement attaché aux lois romaines, aussi ce qu’il dit doit être absolument rapporté aux mêmes lois romaines ; c’est-à-dire parmi ceux qui y sont absolument sujets », ce qui n’est pas le cas des sujets du royaume de France, où selon la formule de Balde, le droit romain s’applique non ratione imperii sed imperio rationis.
Les praticiens reconnaissent également que les disputes savantes n’ont pas de portée réelle dans la pratique et qu’il convient de ne pas « s’arrêter plus longtemps à des observations plus curieuses qu’utiles » comme le dit d’Aguesseau ; à une littérature rédigée « plutôt pour l’École que pour le Palais » (Brillon). Cujas et Godefroy, rappelle ainsi Bretonnier, se sont disputés pour savoir si la paternité de la loi Sicut revenait à Théodose l’ancien ou à Théodose le jeune, mais, conclut l’arrêtiste, « dans le temps de l’un et de l’autre de ces deux empereurs, les Gaules étaient encore soumises à l’Empire romain, ainsi cette loi est faite par le légitime Souverain des Gaules » et, pour le praticien, la discussion s’arrête là. Blondeau relève également des distinctions imaginées par Cujas « pour se tirer d’une antinomie », mais jamais suivies par la pratique et dès lors légitimement écartées comme une « illusion ».
Inadaptée, superfétatoire, la science de Cujas pourrait même se révéler dangereuse pour la pratique et c’est là que le fossé entre l’École et le Palais prend sa forme la plus notoire. En écho aux attaques de Hotman qui reprochait aux « humanistes purifiés et grammairiens » d’avoir, par leurs corrections et amendements, couvert « d’emplastres » le pauvre corpus juris civilis jusqu’à le rendre méconnaissable, certains arrêtistes dénoncent, eux aussi, une complexité croissante de la doctrine romaniste incompatible avec les nécessités de la pratique. Géraud de Maynard, conseiller au parlement de Toulouse offre un bon témoignage de cette critique.
Bien que nous admirons et louons et estimons fort les interprétations nouvelles et exactes du droit Romain qui ont été apportées et arrachées des monuments des anciens par plusieurs modernes de notre temps, écrit-il dans son recueil d’arrêts, […] ne trouverions toutefois bon et expédient, ni profitable pour le bien de la justice, changer, ni innover aucune chose des maximes certaines, tenues, gardées, arrêtées et exécutées de si longtemps, non seulement en ladite Cour, mais ès autres de ce Royaume […] car autrement s’en ensuyvrait une grande confusion.
Cujas est expressément cité par Maynard, parmi ces « doctes personnages de notre temps » qui fragilisent les interprétations jurisprudentielles au détriment de la sécurité juridique des justiciables et de l’autorité des cours souveraines.
III. Le « docte » et néanmoins « judicieux » Cujas
Cujas n’échappe donc pas à la critique de la pratique qui lui reproche de privilégier une lecture trop historicisée du droit romain, qui ne correspond plus à la réalité juridique de son temps. Cependant les praticiens ont néanmoins saisi ce que les historiens ont mis plus de temps à redécouvrir, à savoir, tout d’abord, que Cujas a été lui-même un praticien. Certes, le Cujas, cité par les arrêtistes, est avant tout le savant romaniste, celui « qui de tous nos docteurs a le mieux pénétré les secrets de la Jurisprudence romaine » (Journal du Palais) ; celui qui redessine les contours du droit romain originel, à l’appui de l’histoire et de la grammaire pour mieux corriger les interpolations antiques et médiévales et redonner au droit romain le sens qui était initialement le sien. Mais, le Cujas qui apparaît au fil des pages des recueils d’arrêts, c’est aussi le praticien. L’avocat Jean Chenu, dans ses Cent notables et singulières questions de droit décidées par arrests mémorables des cours souveraines de France invoque ainsi, autant le « docte » Cujas qui corrige « l’ancienne leçon » des docteurs médiévaux, que le commentateur de la coutume de Toulouse qui définit ce que sont, « moribus Tolosanorum », les donations propter nuptias. Si les commentaires du Digeste ou du Code fournissent une part importante des occurrences cujaciennes chez les arrêtistes, ces derniers visent également très souvent les consultations de l’ancien maître de Bourges. Les chapitres des recueils d’arrêts ou les entrées des dictionnaires de pratique consacrés notamment au droit des successions puisent ainsi volontiers dans les cas pratiques étudiés au travers des consultations. C’est alors autant le droit romain que ce que dit Cujas du droit coutumier qui est utilisé par les arrêtistes. Brodeau dans ses commentaires sur les arrêts rassemblés de Georges Loüet se réfère ainsi à une consultation de Cujas pour déterminer, Moribus Gallia, si les coutumes peuvent étendre leurs effets hors de leur détroit. Les arrêtistes ne manquent pas non plus de relever parmi les passages de l’œuvre cujacienne ceux qui, certes plus rares, mentionnent les nouveautés législatives. Le passage des Paratitles, qui vise l’ordonnance de Moulins et son fameux article 54 imposant la preuve par écrit pour tout acte de plus de cent livres, est ainsi cité aussi bien par Chenu que par Ferrière, même si les conclusions de Cujas ne sont pas toujours celles qu’entérine la jurisprudence. À propos de l’odieux édit des mères de 1567 qui introduit, dans les pays de droit écrit, la règle coutumière paterna paternis, les praticiens s’appuient, là encore, sur l’autorité de Cujas, qui, comme ses contemporains, dénonce un édit de circonstances, pour mieux justifier ensuite les accommodements de la jurisprudence de Provence à l’égard du texte. De même, la reprise non dissimulée par le législateur royal de techniques romaines comme l’insinuation des donations ou de la loi romaine Hac Edictali, restreignant les donations faites en secondes noces, est l’occasion pour les praticiens d’exploiter toute la science cujacienne au service de l’actualité jurisprudentielle.
Mais, si les praticiens ont vu dans Cujas un des leurs, ils ont aussi perçu, plus ou moins consciemment, que le savant jurisconsulte ne voulait pas « priver les lois romaines de toute influence pratique », mais, au contraire, les renouveler pour « contribuer à l’amélioration du droit de [son] temps » (Jean-Louis Thireau). Dans un royaume où encore près de la moitié du territoire vit sous l’influence de la tradition romaniste et où l’autre accueille bien volontiers la raison du droit écrit, comment imaginer que les praticiens puissent se passer des analyses du docte Cujas ? Ne serait-il pas possible que son jugement soit alors aussi pertinent que celui des « docteurs nourris aux maximes de la Cour » ? Le « docte » Cujas ne pourrait-il pas utilement épauler le « judicieux » Coquille ?
Certes, il est moins question de méthode que de résultats. Les praticiens cherchent, probablement plus à la manière des bartolistes que comme de véritables humanistes, les utiles leçons qu’ils peuvent tirer des savantes recherches du maître toulousain. Mais ils ne se privent pas de s’y référer. Le fossé entre l’École et le Palais est donc en partie comblé par le succès que conservent, dans la littérature judiciaire, les solutions proposées par l’illustre professeur. Ce serait donc une erreur que de s’arrêter un peu vite aux remarques acerbes d’un Hotman ou d’un Maynard. Géraud de Maynard est d’ailleurs le premier à puiser dans le riche corpus cujacien pour expliquer la jurisprudence du parlement de Toulouse et à relever ce que le maître toulousain « a doctement et à son accoutumée remarqué ».
Et s’il est vrai que Cujas n’a pas toujours raison et que son opinion est parfois contredite par la pratique de son temps, le contraire se vérifie également. « L’autorité de Cujas n’est pas seule, dit clairement Hyacinthe de Boniface, elle est suivie du sentiment commun des Praticiens Français ». À ceux qui doutent que le Toulousain ait pu rendre un quelconque service aux praticiens, la lecture des recueils d’arrêts prouve le contraire. Cujas s’avère, en effet, fort utile aux avocats. C’est « suivant l’opinion du Cujas » que les ténors du Palais demandent ou défendent, prouvent et répondent. Il n’est d’ailleurs pas rare de le voir citer tant pour l’appelant que pour l’intimé. Les définitions proposées par Cujas se retrouvent ainsi au cœur des plaidoiries : sa définition de l’enfant dans une affaire datant de 1584 et rapportée par Jacques de Montholon ; sa définition de la transaction avancée, dans les années 1630, selon le Journal du Palais, au secours de la défense d’une mère abbesse. Parfois, c’est sa reconstitution savante du droit romain qui fournit aux avocats des parties un argument pour fonder leur cause. Quoi de plus commode que de se référer au docte Cujas pour exclure de l’ordonnancement juridique une prescription défavorable, comme cette loi placée à la tête du chapitre du Code sur les témoins, « que Cujas mesme, qui l’a restituée des Basiliques, n’osait […] attribuer à l’empereur Antonin, qu’ainsi elle ne pouvait passer pour Loi du Code, ni faire de décision » (Augeard).
Les arrêtistes prêtent également aux juges des emprunts à la doctrine du maître de l’École. Telle décision, apprend-on, a été rendue à Toulouse « suivant le témoignage de Cujas » ; telle autre l’a été, à Paris, « suivant la Sentence de Cujas ». Blondeau, dans le Journal du Palais cite plusieurs arrêts de la cour parisienne « qui sont fondez sur la doctrine de Monsieur Cujas ». Au Parlement de Provence, Hyacinthe de Boniface, repris par Brillon écrit que « Cujas fut cité pour preuve que la procédure criminelle pour larcin d’une brebis est juridique ». Blondeau, encore lui, commentant une affaire jugée en 1681 où il était question de la contestation d’un legs note que « les paroles de Monsieur Cujas » furent « décisives » pour « répondre aux objections » de la plaignante. Les arrêtistes cherchent à établir des ponts entre les maximes générales et la réalité jurisprudentielle. Telle maxime extraite du chapitre 33 des Observations, note ainsi Mathieu Augeard, est « vraye en general » mais « elle est encore plus certaine dans le cas de la possession d’un Duché », qui est le cas de la cause.
Les savants travaux de Cujas servent donc de référence à la jurisprudence des parlements, celui de Paris, comme ceux de Toulouse, d’Aix ou de Dijon. Ils sont aussi à l’origine de revirements de jurisprudence. Contre l’opinion de Maynard, d’autres arrêtistes font état des incidences concrètes des conclusions du juriste grammairien sur l’évolution de la jurisprudence. Bretonnier note ainsi que c’est grâce à la restitution par Cujas d’une loi romaine oubliée que le parlement de Paris a changé sa jurisprudence. Avant d’avoir connaissance de cette loi qui abroge les exceptions prévues antérieurement en faveur d’un créancier, la cour parisienne appliquait lesdites exceptions ; en ayant désormais connaissance, « à présent, [elle] juge le contraire ». Des formules que l’on trouve chez de nombreux arrêtistes attestent également de l’autorité de telles révisions : « Arrêt contraire prononcé en robes rouges conformément à la nouvelle opinion du docte Cujas » ; « Cujas avait combattu le premier l’opinion des anciens Docteurs » et son avis a « été suivi au parlement de Paris ».
Dans le pointillisme judiciaire de l’ancien droit, Cujas trouve donc toute sa place. Certes, les arrêtistes usent, voire abusent, de Cujas à des fins parfois plus ornementales que véritablement heuristiques. Certes, les praticiens mettent à l’épreuve des usages de la jurisprudence française, les commentaires de celui qu’ils tiennent par ailleurs pour le plus grand des jurisconsultes. Mais, pas plus que Cujas lui-même ne condamne sans bénéfice d’inventaire les travaux des juristes médiévaux, pas davantage les praticiens n’exilent du Palais le docte professeur.
Anne Rousselet-Pimont, professeur à l’École de droit de la Sorbonne, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne.
~ Cet article se complète d’une communication au Collège de France à découvrir en vidéo ici ~
Indications bibliographiques
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Cazals Géraldine, Geonget Stéphan (dir.), Des « arrests parlans »: les arrêts notables à la Renaissance entre droit et littérature. Genève : Droz, 2014.
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